AFFAIRE DES FICHES OU AFFAIRES DES CASSEROLES

L’affaire des fiches (parfois appelée « affaire des casseroles ») concerne une opération de fichage politique et religieux dans l’armée française de 1900 à 1904.

Elle fut réalisée par des loges maçonniques du Grand Orient de France à l’initiative du général Louis André, ministre de la Guerre en instaurant un système de hiérarchie parallèle.

Il fait ainsi établir pour chaque officier une fiche de renseignements politiques et confessionnels indépendante des notes attribuées par les supérieurs hiérarchiques.

Nommé en 1900 ministre de la Guerre pour remplacer le général Gaston de Galliffet démissionnaire dans le gouvernement de Défense républicaine de Pierre Waldeck-Rousseau, le général André est reconduit dans celui d’Émile Combes, après le triomphe du Bloc des gauches aux élections de 1902.

Contrairement à ses prédécesseurs, le général André n’avait pas été impliqué dans l’affaire Dreyfus. D’abord « comme tout le monde ou peu s’en faut, antidreyfusard de la première heure », il n’avait cependant pas pris position contre le capitaine Dreyfus comme beaucoup de ses collègues généraux. Aussi apparaissait-il comme un modéré capable de rechercher la vérité dans l’Affaire.

Désireux de mieux républicaniser l’armée, le cabinet du ministre va souhaiter faire appel à toutes les « associations républicaines, de la franc-maçonnerie comme des autres » pour connaître les opinions politiques des officiers. L’objectif était de faciliter la promotion des officiers républicains qui, selon le général, avaient été défavorisés dans leur avancement.

Pour ce faire, le ministère va faire appel aux préfets, à la Sûreté générale, voire à certains procureurs de la République pour obtenir des renseignements. Mais, très vite et sans doute à partir de la fin 1900 ou au début de 1901, le ministère recourt au Grand Orient de France, qui avait l’avantage de disposer de loges dans toutes les villes de garnison. Ces renseignements étaient fournis au ministère sur des fiches, d’où le nom donné à cette affaire.

L’affaire des fiches s’inscrit dans la suite de l’affaire Dreyfus, comme mesure de rétorsion vis-à-vis d’un état-major jugé réactionnaire et peu sûr pour le régime. En effet, la majorité de l’état-major prit parti contre Dreyfus, allant jusqu’à fabriquer un faux pour mieux confondre le capitaine Dreyfus. Ensuite, la campagne du journal La Croix marqua l’opinion par sa dureté extrême, contre Dreyfus et par-delà contre les Juifs.

Enfin, les menées nationalistes de l’année 1899 (tentative de Déroulède d’entraîner, en février, les troupes contre l’Élysée lors des obsèques du président de la République Félix Faure ; violentes manifestations contre son successeur, Émile Loubet juste après son élection; coups de cannes du baron Christiani contre le président de la République en juin aux courses d’Auteuil, au lendemain de la décision de la Cour de cassation d’annuler le jugement ayant condamné Dreyfus et de renvoyer l’intéressé devant le conseil de guerre de Rennes) firent sincèrement penser à beaucoup de républicains de l’époque que les actes joints aux mots (vulgarisation des mots acrimonieux « la gueuse ») menaçaient réellement la République.

Aussi certains se décident-ils à passer à la contre-offensive. La première initiative sera la création, dès 1898, de la Ligue des droits de l’homme. D’autres, à gauche, souhaitent que désormais les officiers républicains soient favorisés dans leur avancement. Lorsque le général André arrive au pouvoir en mai 1900, le fichage des officiers et des fonctionnaires est imaginé comme un bon moyen « d’assainir » les institutions et particulièrement l’institution militaire.

Le Grand Orient de France va jouer un rôle moteur dans cette action. Le général André, qui avait été nommé ministre de la Guerre pour remettre la discipline dans l’armée et rapprocher celle-ci de la Nation, ne nia jamais avoir eu recours au Grand Orient. Il affirma toujours qu’il voulait certes favoriser la carrière des officiers républicains, mais aussi que, loin de vouloir écarter de l’avancement les autres officiers, il souhaitait simplement s’assurer qu’ils ne s’opposaient pas publiquement au gouvernement.

CIRCULAIRE COMBES

Dans une célèbre circulaire adressée aux préfets le 20 juin 1902, Émile Combes lance : «Votre devoir vous commande de réserver les faveurs dont vous disposez seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de fidélité aux institutions républicaines. Je me suis mis d’accord avec mes collègues du cabinet pour qu’aucune nomination, qu’aucun avancement de fonctionnaire appartenant à votre département ne se produise sans que vous ayez été au préalable consulté».

Ministre de la Guerre après le procès de Rennes qui avait de nouveau condamné Dreyfus, le général André rétablit d’abord la discipline au sein de l’armée, tout en menant plusieurs réformes.

À partir d’avril 1903, il mène, à la suite d’une vigoureuse intervention de Jean Jaurès à la Chambre, une enquête « personnelle » afin de déterminer sur quel dossier et dans quelles conditions le capitaine avait été condamné en 1894.

Cette action énergique pour faire apparaître la vérité dans l’affaire Dreyfus, qui aboutit finalement à la proclamation de l’innocence du capitaine injustement condamné, n’est pas pardonnée au général André par les antidreyfusards qui trouvent, avec les « fiches », le moyen de l’abattre.

L’affaire Dreyfus et l’affaire des fiches prennent d’ailleurs fin pratiquement à la même date par l’arrêt de la Cour de cassation proclamant la totale innocence de Dreyfus en juillet 1906, et la réintégration en août 1906 dans l’Administration du capitaine Mollin, chargé des fiches au cabinet du ministre, qui avait été contraint à la démission de l’armée au moment où le scandale avait éclaté en novembre 1904.

Dans la pratique, la direction du Conseil de l’0rdre du Grand Orient de France fait passer une circulaire aux vénérables maîtres (présidents) de chaque loge de cette obédience pour leur demander de rassembler à leur niveau le plus d’informations possible sur les officiers des garnisons de leurs villes ou départements. Si de nombreux vénérables, généralement ceux des loges bourgeoises modérées, ne donnent pas suite, ne voulant pas se compromettre dans une opération de « basse politique », d’autres, surtout ceux des ateliers les plus influents dans la lutte contre les adversaires de la République (radicaux ou socialistes), se lancent sans hésiter dans l’opération.

Sur les fiches ainsi constituées, on pouvait voir des mentions comme « VLM » pour « Va à la messe » ou « VLM AL » pour « Va à la messe avec un livre ». Les fiches ne se contentent pas de rapporter uniquement des faits comme en témoignent les appellations de « clérical cléricalisant », « cléricafard », « cléricanaille », « calotin pur-sang », « jésuitard », « grand avaleur de bon Dieu », « vieille peau fermée à nos idées », « rallié à la République, n’en porte pas moins un nom à particule » . Les fiches rapportent aussi la vie privée ou familiale des officiers : « Suit les processions en civil », « a assisté à la messe de première communion de sa fille », « Membre de la Société de Saint-Vincent-de-Paul », « A ses enfants dans une jésuitière », « Reçoit La Croix chez lui », « A qualifié les maçons et les républicains de canailles, de voleurs et de traîtres », « richissime », « a une femme très fortunée », « Vit maritalement avec une femme arabe », « A reçu la bénédiction du pape à son mariage par télégramme ».

Ces affirmations, souvent ridicules, n’étaient pas en elles-mêmes susceptibles d’informer clairement le ministère. Elles seront à l’origine d’une opposition entre le Grand Orient et le cabinet du ministre qui sera mise sur la place publique lors des débats à la Chambre des députés en octobre 1904. Portant uniquement sur les opinions religieuses, les fiches ne pouvaient pas non plus influencer un ministre qui avait été élevé pieusement par sa mère et qui, même devenu athée, laissera sa femme pratiquer sa foi et élever leurs deux enfants comme elle le désirait dans la religion catholique.

Les fiches sont d’abord centralisées au secrétariat de la rue Cadet (hôtel Murat), siège du Grand Orient, par Narcisse-Amédée Vadecard, secrétaire du Grand Orient de France, et son adjoint Jean-Baptiste Bidegain puis transmises au capitaine Henri Mollin, membre du cabinet du général André. Le nombre total de fiches est absolument impossible à préciser car il n’existe aucune archive. Les chiffres fantaisistes parfois annoncés ne reposent donc sur aucune donnée historiquement vérifiable.

Contrairement à ce que certains ont avancé, à l’arrivée du général André au ministère de la Guerre, en mai 1900, les deux listes Corinthe (des officiers républicains dont la promotion devait être favorisée, l’appellation venant du proverbe « Non licet omnibus adire Corinthum », « Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe ») et Carthage (les officiers à écarter des promotions, l’appellation rappelant le mot de Caton l’Ancien, « Delenda Carthago », « Il faut détruire Carthage ») n’étaient pas encore terminées, et ne relèvent donc pas d’une initiative personnelle préalable du général André dont le Grand Orient n’aurait pas été directement l’instigateur.

Ces deux listes serviront à choisir la quinzaine d’officiers d’ordonnance, membres du cabinet militaire du général André, mais leur fiabilité était contestable. Même le capitaine Mollin, le principal protagoniste de l’affaire des fiches, affirme que des officiers classés dans « Corinthe », donc a priori républicains, seront affectés au cabinet du ministre alors que leur républicanisme n’était pas vraiment fondé. Corinthe et Carthage étaient donc des listes antérieures aux « fiches » du Grand Orient et ne doivent pas être confondues avec ces dernières.

CAS DE CERTAINS MEMBRES DE L’ARMEE

Il existe une controverse au sujet du nombre d’officiers qui ont vu leur avancement retardé sous le ministère du général André en raison de fiches défavorables. Seul l’examen minutieux, cas par cas, de leur carrière est susceptible de le confirmer ou de l’infirmer.

Ainsi, le général de Castelnau (« le capucin botté ») ou Foch, dont le frère était jésuite, auraient vu leur avancement bloqué, selon Jean Sévilla. Cette affirmation ne reposerait sur aucun élément historique pour ces deux officiers. Castelnau était déjà colonel (depuis avril 1900) lorsque le général André est arrivé au ministère et il passera général de brigade en mars 1906, soit bien après le départ du ministre, à 55 ans, ce qui est tout à fait correct (le général André avait été général de brigade à 56 ans).

Quant à Foch, entré plutôt tard dans l’armée, il avait connu un avancement très lent avant l’arrivée du ministre rue Saint-Dominique : lieutenant-colonel en 1898 (à 47 ans), c’est le général André lui-même qui le fera passer au grade de colonel en juillet 1903 en le nommant commandant du 35e régiment d’artillerie à Vannes, satisfaisant par là-même le souhait émis par Foch d’être affecté dans l’Ouest pour des raisons familiales. Jean-Christophe Notin confirme, dans sa biographie de Foch (Perrin, 2008,) que le ministre avait alors simplement suivi l’ordre du tableau d’avancement.

On a parfois parlé de « purges » dans l’armée à l’occasion des fiches, ce qui est stricto sensu un abus de langage du point de vue réglementaire : en effet, un officier ne pouvait être alors exclu de l’armée qu’après un avis favorable à la « mise en réforme » émis par un Conseil d’enquête composé de cinq officiers, dont deux devaient être du même niveau hiérarchique que celui que l’on accusait. En outre, le ministre ne pouvait pas prononcer de sanction plus grave que celle finalement proposée par le Conseil d’enquête.

En pratique, aucun officier n’aurait été directement exclu de l’armée à la suite des fiches – en revanche, en protestation de nombreuses actions qui heurtaient leur conscience (ainsi, l’évacuation manu militari des moines chartreux de la Grande Chartreuse, établis là depuis 1084) ou par la protestation face à la découverte de l’Affaire et le sentiment d’injustice qui en a découlé. Toutefois on sait qu’Emile Driant fut conduit à la démission et on ne possède pas d’élément permettant de supposer son cas unique[évasif].

Par ailleurs, le général André s’est parfois montré modéré envers ceux qui avaient été anti-dreyfusards ou qui s’étaient prêtés à des actions illégales : ainsi du commandant Cuignet, qu’il réintégrera dans l’armée, et du commandant Pauffin de Saint-Morel qu’il refusera de sanctionner.

Certains généraux connus pour leurs opinions conservatrices ont été promus sous le ministère du général André : Franchet d’Espèrey (colonel en juillet 1903), Fayolle (lieutenant-colonel en décembre 1902), Lanrezac (colonel en décembre 1901), par exemple. Tous les futurs maréchaux de la Grande Guerre ont eu de l’avancement entre 1900 et 1904, y compris Pétain et à l’exception de Gallieni qui avait atteint le plus haut grade de l’armée dès 1899. D’autres pensent que Pétain, à peine colonel à la veille de la retraite en 1914, et Maréchal 4 ans plus tard, a du sa lente carrière à sa fiche qui dénonçait ses idées nationalistes et cléricales.

Le système fonctionne discrètement pendant trois ans. Pris de scrupules, peut-être aussi plus prosaïquement déçu de ne pas avoir été nommé secrétaire général du Grand Orient, comme cela lui avait été, affirmera-t-il, promis, Jean-Baptiste Bidegain prend conscience de la bombe politique qu’il possède entre les mains en cette période d’effervescence due à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège à la suite de la convocation à Rome des évêques Geay (Laval) et Le Nordez (Dijon), connus pour leurs positions plutôt favorables à la République. Le gouvernement d’Émile Combes avait tenté, sans succès, d’empêcher les deux évêques de se rendre à cette convocation, et ces derniers avaient finalement démissionné.

Par l’intermédiaire d’un prêtre, l’abbé Gabriel de Bessonies, Bidegain prend contact avec un ancien officier d’état-major, élu député nationaliste de Neuilly en 1902, Jean Guyot de Villeneuve, et lui vend un lot de fiches ainsi que des lettres du Grand Orient protestant contre des promotions d’officiers intervenues malgré les renseignements défavorables qu’il avait fournis. Bidegain démissionne du Grand Orient contre remise d’une somme de 40 000 francs, montant alors considérable qui représentait onze fois son salaire annuel. Le 28 octobre 1904, Jean Guyot de Villeneuve interpelle le gouvernement à la Chambre et révèle qu’un proche collaborateur du ministre de la Guerre André prend avis du Grand Orient, renseigné par ses loges, lors des nominations d’officiers.

Le scandale est énorme. Le général André, qui n’avait pas connaissance des lettres de protestation du Grand Orient, mis en difficulté, se défend très mal. On dira qu’il était malade, ce qu’il démentira. Le Grand Orient avoue publiquement son travail de renseignement systématique et se justifie, sur le registre exclusivement politique, de défense de la république contre la « réaction déchaînée ».

Dans un premier temps, Jaurès vole au secours du gouvernement en dénonçant non pas les faits mais les ennemis de la République. Mais le Figaro, l’Écho de Paris et le Gaulois publient les fameuses fiches. L’émoi dans l’opinion publique est alors immense, et ébranle les plus sincères défenseurs du régime.

Le gouvernement ne se sauve que de justesse en affirmant avoir tout ignoré de ce système et en obligeant le capitaine Mollin à démissionner. Le 4 novembre, Guyot de Villeneuve revient à la charge, apportant la preuve matérielle de la responsabilité de Louis André : un document paraphé par lui faisant référence explicite aux fameuses fiches. Un vote sur l’ordre du jour intervient, qui montre que le soutien au gouvernement s’effiloche, en tombant à 285 voix contre 276.

Abandonné par plusieurs dizaines de républicains modérés, convaincu de mensonge, le gouvernement est sauvé in extremis par un incident de séance : le député nationaliste Gabriel Syveton gifle sur le banc même des ministres le général André, geste qui ressoude pour quelques heures la majorité.

Le ministre de la Guerre prend néanmoins la décision de démissionner quelques jours plus tard, contre l’avis du président du Conseil, Émile Combes, qui ne pourra pas le faire revenir sur sa décision. Ce départ ne suffit pas à sauver le cabinet Combes qui, dès lors en sursis, doit se résoudre à se retirer en février 1905.

L’éclatement de l’affaire des fiches est intervenu alors que le général André et son chef de cabinet, le général Percin, s’étaient, depuis plusieurs mois, séparés. Percin, lors de la constitution du gouvernement Combes (juin 1902), avait pensé remplacer André au ministère de la Guerre et la reconduction du ministre lui avait fortement déplu.

On peut s’interroger sur l’origine de la communication de fiches au journal Le Figaro : celles-ci ont pu être fournies par le général Percin lui-même, qui, par ce biais, aurait voulu porter atteinte à son ministre. Le général Percin, qui avait mis au point l’organisation pratique des fiches avec le capitaine Mollin, était favorable à une politique plus ferme à l’égard des généraux de l’état-major alors que le général André ne voulait, au contraire, rien bouleverser dans la haute hiérarchie. Le ministre s’interrogera sérieusement, en quittant le ministère, sur la fidélité de Percin à son égard.

Gabriel Syveton est retrouvé mort par sa femme, asphyxié, la tête dans sa cheminée, recouverte d’un journal, la veille du procès où il devait répondre de sa gifle. Les nationalistes, par exemple André Baron, crient à l’assassinat, mais l’enquête conclut au suicide.

La veuve de Syveton, alors interrogée par la Sûreté nationale, déclarera que son mari avait eu une relation coupable avec sa fille issue d’un premier mariage, et que son gendre se disposait à porter plainte. Elle ajoutera que son mari avait détourné des fonds de la Ligue de la patrie française dont il était le trésorier. Finalement, afin d’éviter le scandale, les dirigeants de cette Ligue vont cesser leurs attaques contre le gouvernement. Les autres protagonistes de l’affaire des fiches auront une fin tragique : Guyot de Villeneuve, battu aux élections législatives de 1906, mourra des suites d’un accident automobile ; Bidegain, devenu rédacteur dans des revues antisémites, se suicidera avec sa femme en 1926.

LES SUITES POLITIQUES ET JUDICIAIRES

Les fonctionnaires n’ayant pas à l’époque de statut protecteur et étant considérés comme des agents du gouvernement d’une part, les militaires n’ayant pas le droit d’exprimer publiquement d’opinions politiques – du moins pas au sens de factions – durant leur service actif d’autre part, le général André se jugea autorisé à s’assurer de la fidélité des officiers envers le pays et, par extension, envers la République, au nom de l’intérêt supérieur de l’État.

Le fait est qu’aucune poursuite judiciaire ne sera intentée contre lui. Seul Syveton est poursuivi sur le plan judiciaire, pour voie de fait sur la personne du ministre de la Guerre en plein parlement, mais sa mort prématurée prive la France d’un procès qui aurait sans doute porté sur l’affaire des fiches autant que sur l’agression envers le ministre. Cette affaire ouvrira cependant la voie à une série d’innovations juridiques destinées à améliorer la transparence de l’action administrative.

Ainsi, l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 – faisant suite à la révélation de l’affaire des fiches – autorise les agents publics, avant toute mesure disciplinaire notamment, de consulter l’intégralité de leur dossier. Par la suite, l’obligation de respecter les droits de la défense sera érigée en principe général du droit (CE Sect. 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, R. 133, D 1945.110)

En revanche, c’est au niveau politique que se situe ici la crise. L’affaire provoque la chute de Combes et sa fin politique, l’ironie de certains radicaux comme Clemenceau, et l’opposition des républicains modérés comme les futurs présidents Raymond Poincaré, Paul Deschanel ou Paul Doumer, qui démissionnera même quelque temps du Grand Orient. Le général Peigné (1841-1919) aurait également été compromis. Cependant, elle n’empêchera pourtant pas la poursuite de la politique de républicanisation du personnel de l’État, et donc de l’armée, et le triomphe des républicains lors des élections de 1906 après la séparation des Églises et de l’État et la querelle des inventaires (contrairement à une opinion fort répandue, le général André n’était plus ministre de la Guerre au moment des Inventaires).

LES SUITES MORALES

Autant l’affaire Dreyfus divisa profondément l’armée et la société française, autant l’affaire des fiches souleva l’opinion contre les institutions. Le fait que le fichage des officiers se fit en rétorsion à la prise de position de certains d’entre eux à l’occasion de l’affaire Dreyfus n’atténua pas le mal par la divulgation des faits, auprès de l’opinion publique.

Même si les deux trouvent un épilogue commun en 1906, et que l’apaisement va faire son œuvre au sein de l’institution militaire, les deux affaires ne se neutralisent pas pour autant parce que l’une laisse les Français irrémédiablement divisés alors que la seconde soulève le cœur même des meilleurs républicains.

Pourtant, après une crise de confiance de quelques années, en 1914 les fiches n’étaient plus d’actualité et l’armée française était alors sans doute la meilleure du monde. Elle ne connaissait en tous cas plus la fracture qu’elle avait connue de 1894 (début de l’affaire Dreyfus) à 1906 (proclamation de l’innocence du capitaine et réintégration du capitaine Mollin).

Il reste que cette affaire ressortira à l’occasion de l’entrée en guerre de 1914. Pour les antirépublicains, comme Léon Daudet, ce fichage des officiers explique les premiers succès de l’offensive allemande en 1914 par l’incompétence de généraux promus en son temps par le général André selon des critères politiques, thèse régulièrement réaffirmée et reprise par plusieurs historiens ou éditorialistes. En effet, un tiers des officiers vont être limogés par Joffre entre août et décembre 1914.

Allant dans ce sens, le futur maréchal Fayolle, catholique et conservateur, évoque pour les condamner les limogeages de généraux intervenus en 1914, dans ses Cahiers secrets de la Grande Guerre. Les négateurs des effets des fiches avancent eux une limite d’âge des généraux beaucoup trop élevée (65 ans pour un général de division) et par conséquent une moindre résistance à la violence et aux épreuves physiques provoquées par les combats ; l’absence de conflits depuis 40 ans, sauf « à la marge » dans les colonies, et l’offensive à outrance acceptée par Joffre, auraient beaucoup joué dans les premiers revers de 1914.

Cependant, les limogeages décidés par le généralissime lui ont aussi permis de passer sous silence ses propres erreurs tactiques, notamment en Belgique.

D’ailleurs, le colonel Mayer affirmera que, si l’offre avait eu raison de procéder à ces limogeages, il aurait dû lui-même « faire partie de la charrette ».

Source :www.wikipedia.org