SADDAM HUSSEIN

«Je crains que le procès de Saddam Hussein ne soit à la justice ce que le Canada Dry est à l’alcool. Il n’en aura que l’apparence.» Le scepticisme d’Antoine Bernard, secrétaire général de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH), à l’égard du futur procès de l’ex-tyran est très largement partagé. Aujourd’hui, nul ne sait quand l’ex-homme fort irakien sera jugé et sous quels chefs d’accusation. De passage à Genève, le ministre irakien des Droits de l’homme avoue que «les décisions n’ont pas encore été prises», affirmant cependant que «le procès ne devrait pas excéder plus de quelques jours».

Les Américains ont envoyé début mars une cinquantaine de juristes pour préparer le procès qui devrait être instruit – au moins dans les apparences – par un tribunal spécial irakien. Le président Bush s’était réjoui de l’arrestation de Saddam Hussein, espérant légitimer l’intervention militaire en Irak, à défaut d’avoir trouvé les armes de destruction massive, prétexte à la guerre. Mais l’affaire paraît aujourd’hui bien plus compliquée qu’il ne l’aurait souhaité.

Les difficultés techniques, politiques et juridiques sont, en effet, considérables. Dans un Irak instable, en proie à des violences et à des tensions intercommunautaires, peut-être même au bord de la guerre civile, comment assurer une justice sereine? L’avocat genevois Marc Henzelin, chargé de participer à la défense de l’ex-ambassadeur irakien à l’ONU et demi-frère de Saddam Hussein, Barzan al-Tikriti, vient de rentrer de Bagdad. Lui aussi doute de la capacité de la justice irakienne à assurer un procès équitable: «Tous les juges sous la dictature ont forcément collaboré avec le régime. Qui seront donc les juges et le procureur indépendants dont ce procès a besoin? Dans quelles conditions pourront-ils travailler? Comment les témoins déposeront-ils alors que leur vie sera menacée? A l’ombre des blindés américains?» s’interroge-t-il.

Dimension juridique floue

L’Union des avocats arabes, qui a créé un «comité de défense de l’ancien président», dit «ignorer la nature et la forme du procès qui lui sera intenté». L’avocat Jacques Vergès, célèbre pour sa défense du nazi Klaus Barbie et sa stratégie de rupture, se profile comme l’avocat de l’ancien raïs. Il craint que Saddam Hussein ne soit victime d’un empoisonnement avant la tenue d’un procès trop compromettant, dit-il, pour Washington: «Nous savons très bien que les Anglo-Américains ont armé Saddam Hussein. Ce procès me semble impossible parce que s’il devait avoir lieu, Donald Rumsfeld (le secrétaire américain à la Défense), qui a été l’intermédiaire pour ces ventes d’armes, devrait s’asseoir (sur le banc des accusés) à la droite du raïs», a-t-il affirmé à Reuters.

Aux difficultés logistiques et politiques s’ajoute la dimension juridique qui reste floue. Saddam Hussein a aujourd’hui le statut de prisonnier de guerre au titre de la IIIe Convention de Genève (conflit armé international). Les forces de la coalition ont la capacité légale de le juger pour crimes de guerre. Mais tout semble indiquer qu’elles préféreraient le remettre aux Irakiens pour ne pas s’associer à un procès qui risque d’être «très boueux» pour reprendre la formule d’un haut fonctionnaire onusien.

Or, les statuts du tribunal spécial irakien sont le fruit «d’un péché originel», souligne la FIDH, puisque cette juridiction ne sera compétente que pour les seuls crimes commis par les Irakiens, et non les éventuels actes prohibés des forces d’occupation. «C’est une violation absolue du droit fondamental du principe de la territorialité», s’exclame aussi Marc Henzelin, avant d’ajouter: «Cette restriction montre comment cette justice avant même de se tenir est déjà l’otage des Etats-Unis.»

Lors d’une intervention publique à Genève, Carla Del Ponte, procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), a considéré qu’au vu de la précarité de la situation en Irak et de la présence des forces d’occupation américaine, «seule une justice internationale pourrait être véritablement indépendante». Les Irakiens qui ont le souvenir cuisant d’une dizaine années de sanctions infligées par la communauté internationale ne souhaitent pas la création d’un nouveau tribunal international. Ils voudraient infliger la peine capitale pour un homme qui est responsable de la mort de centaines de milliers de civils et de la mise en place d’un système de torture généralisé. Or, la peine de mort est proscrite selon les règles onusiennes. Quant aux Américains, ils ne souhaitent pas un tribunal indépendant qui pourrait rappeler comment les Occidentaux ont construit la machine de guerre du dictateur.

C’est dire que ce procès s’annonce pour le moins problématique. Quitte à décevoir les centaines de milliers de victimes et tous ceux qui croyaient que l’exposé des crimes commis sous Saddam Hussein pourrait aider la société irakienne à retisser son tissu social.

SOURCE : www.letemps.ch