ARRÊT DU 06 DECEMBRE 1995 DE LA COUR D’APPEL DE BOUAKE

1. Travailleur _ Prévoyance sociale – Déclaration du travailleur à la CNPS – Preuve – Attestation de non-immatriculation (oui) 2. Travailleur – Prévoyance sociale – Défaut d’immatriculation à la CNPS – Réparation(oui) – Condition – Préjudice(oui) – Dommages intérêts(oui).

La Cour d’Appel de Bouaké, Chambre sociale, séant au Palais de Justice en son audience publique ordinaire du mercredi six décembre mil neuf cent quatre vingt quinze à laquelle siégeaient Messieurs : YA, Président de Chambre, Président ; DA et Mme JEANNE, Conseillers, Membres ;

En présence de M. SOU, Substitut Général ; Avec l’assistance de Maître JEAN, Attaché des Greffes et Parquets, Greffier ;

A rendu l’arrêt dont la teneur suit dans la cause ;

ENTRE :

ANATOLE, ayant domicile élu en l’étude de Maître MA, Avocat à la Cour, Appelant, comparant et concluant par son conseil susnommé. D’UNE PART ;

ET :

LA S. – BOUAKE ayant domicile élu en l’étude de Maître A. Avocat à la Cour, Intimée, comparant et concluant par ledit conseil. D’AUTRE PART ;

Sans que les présentes qualités puissent nuire ni préjudicier en quoi que ce soit aux droits et intérêts respectifs des parties en cause, mais au contraire sous les plus expresses réserves de fait et de droit.

FAITS :

Le Tribunal du Travail de Bouaké statuant contradictoirement, en la cause, en matière sociale et en premier ressort, a rendu un jugement n° 91 en date du 20/04/1995 aux qualités duquel il convient de se reporter et dont le dispositif est ci-dessous spécifié : « Déclare ANATOLE recevable en son action ;

L’y dit mal fondé ;

Rejette sa demande en dommages-intérêts » ;

Par acte au Greffe en date du 24/4/1995 Maître MA conseil de celui-ci a relevé appel dudit jugement. Le dossier de la procédure ayant été transmis à la Cour d’Appel de ce siège, la Cause a été inscrite au Rôle Général du Greffe de ladite Cour sous le n° 44 de l’année 1995 et appelée à l’audience du 14/6/1995 pour laquelle les parties ont été avisées.

A ladite audience l’affaire a été renvoyée plusieurs fois et fut utilement retenue à la date du 29/11/1995 sur les conclusions des parties.

Le Ministère Public a déclaré s’en rapporter à Justice ;

Puis la Cour a mis l’ affaire en délibéré pour rendre son arrêt le 6/12/1995.

DROIT :

En cet état la cause présentait à juger les points de droit résultant des conclusions écrites des parties. Advenue l’audience de ce jour, la Cour vidant son délibéré conformément à la loi, a rendu l’arrêt ci-après, qui a été prononcé par M. le Président.

LA COUR,

Vu les conclusions des parties,

Vu les pièces du dossier de la procédure ;

Ensemble l’exposé des faits, procédure, prétentions et moyens des parties et motifs ci-après :

DES FAITS, PROCEDURE, PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES Le 1er mars 1987, M. ANATOLE a été embauché par la R.-Afrique devenue par la suite S-BOUAKE, société de courrier en qualité de surveillant.

Le 08 juin 1993 il a été licencié pour faute lourde. Plus tard ayant estimé qu’il n’avait pas été déclaré à la C.N.P.S. par son ex-employeur alors que des retenues aux titres de différents chapitres dont la CNPS ont été opérées durant toute son activité sur son salaire, M. ANTOINE a saisi le Tribunal du travail de Bouaké pour voir condamner la S. au paiement envers lui de la somme de 10 millions de francs à titre de dommages-intérêts.

Aux termes de son jugement social contradictoire n° 91 du 20 avril 1995 ledit Tribunal a déclaré recevable mais mal fondé le travailleur en son action et l’en a débouté.

Par déclaration n° 35/95 du 24 avril 1995, Me MA, Avocat à la Cour pour le compte dudit travailleur a relevé appel de ce jugement.

A l’appui de son recours, M. ANTOINE, après avoir renvoyé la Cour à ses écritures de première instance rappelle essentiellement les énonciations suivantes du jugement attaqué : « Attendu que l’action en dommages-intérêts du demandeur est fondée sur le fait que son employeur ne l’a pas déclaré à la C.N.P.S. Qu’il a pourtant subi des retenues salariales au titre des cotisations dues à cet organisme ; Attendu qu’il soutient de ce fait avoir subi un préjudice dont il demande réparation ; Attendu cependant que les articles 34 et suivants du Code de la prévoyance sociale donnent à la CNPS de larges pouvoirs de contrôle sur toutes les entreprises pour les amener à immatriculer tous leurs employés sous peine de sanctions civile et pénale ; Qu’en omettant d’exercer ses prérogatives, la C.N.P.S. est responsable de la non immatriculation des employés qui n’ont de ce fait aucune action directe contre leur employeur ; Qu’il échet en conséquence de déclarer l’action en dommages-intérêts initiée par le demandeur mal fondée ».

Il s’empresse de blâmer cette motivation qui pour lui ne peut justifier légalement la décision du Tribunal puisqu’aussi bien, il ne résulterait nullement des articles 34 et suivants précités que les employés n’ont aucune action directe contre leurs employeurs. Continuant ses développements il fait valoir que par contre il est constant que les employeurs ont notamment l’obligation légale de déclarer leurs employés à la C.N.P.S. ;

Qu’il est également constant comme attesté par les pièces produites qu’il n’a pas été immatriculé à la C.N.P.S. or la S. a opéré des retenues aux titres de différents chapitres dont la caisse sur ses salaires. Dès lors il estime son action fondée en droit alors et surtout que la société S. ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ;

Qu’il est surabondant de dire qu’il subit un préjudice considérable du fait de ces prélèvements injustifiés; Qu’il n’est pas non plus inintéressant de relever qu’en son audience du 09 février 1995 le Tribunal de Bouaké a condamné la même société à payer à M. ABOUBACAR pour non immatriculation à la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale la somme de 2 millions de francs à titre de dommages-intérêts, ce qui selon lui, est conforme au droit.

Pour toutes ces raisons, il sollicite l’infirmation de la décision contestée et par voie de conséquence la condamnation de la S. – Bouaké au paiement envers lui de la somme de 10 millions de francs à titre de dommages-intérêts. Il produit quelques pièces. Dans ses écritures responsives et par le truchement de Me A., Avocat à la Cour, la S., après avoir prié la Cour de bien vouloir se reporter à ses conclusions de première instance affirme essentiellement que pour sa part, le Tribunal a fait une bonne appréciation de la cause puisqu’aussi bien, M. ANTOINE a été déclaré à la CNPS ;

Qu’en effet, son siège social étant situé à Abidjan, tous ses agents travaillant à Bouaké ont été déclarés à la caisse à Abidjan ;

Que d’ailleurs elle a toujours payé globalement les cotisations comme l’attestent les fiches de décompte de cotisations produites lors des débats en première instance ;

Que la seule CNPS dispose de moyens propres pour exercer les recours en matière de prévoyance sociale ;

Que c’est donc à tort que son ex-salarié prétend n’avoir pas été déclaré. Aussi conclut-elle à la confirmation du jugement attaqué. Il convient de rappeler que devant le premier Juge déjà elle a soutenu la déclaration de ses agents à la caisse ;

Qu’il leur revenait de déposer à la direction de leur société des photos d’identité pour recevoir leur livret de la CNPS ;

Que tant que lesdites photographies n’ont pas été déposées, l’agent déclaré ne peut obtenir de livret mais peut toutefois recevoir des prestations de cet organisme en cas de besoin ; que c’est au cas où il sollicitait vainement les prestations de la Caisse qu’il pouvait incriminer son employeur pour non déclaration à cet établissement ;

Qu’en tout état de cause a-t-elle poursuivi, il appartient au demandeur à l’action de justifier ses allégations ; Et de demander au Tribunal d’inviter l’intéressé à le faire, notamment par la production d’une attestation de non déclaration généralement délivrée par la C.N.P.S. aux agents non déclarés, faute de quoi, le Tribunal devra déclarer son action mal fondée ou bien au cas où cette juridiction ne serait pas convaincue par ces moyens, il lui serait loisible d’ordonner une mise en état au cours de laquelle elle devra faire intervenir, en dehors des parties en conflit, la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (C.N.P.S.).

Vu les articles 103 et 104 du code de procédure civile et 81-19 du code du travail, la Cour d’Appel de céans a ordonné l’intervention de la caisse nationale de prévoyance sociale laquelle a conclu que la fiche de déclaration produite par la société employeur serait un faux et que M. ANATOLE n’ayant pas été déclaré auprès d’elle a éprouvé un préjudice certain. Dans ses conclusions subséquentes et toujours par le truchement de son conseil, Me MA, Avocat à la Cour, M. ANATOLE sollicite qu’il lui soit adjugé de plus fort l’entier bénéfice de ses précédentes écritures.

La société S. ne fait aucune observation.

DES MOTIFS :

De la non déclaration de M. Anatole

Considérant que pour soutenir qu’elle aurait déclaré M. ANATOLE auprès de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale, la société S. a produit au dossier de la procédure une « fiche de déclaration » ;

Mais considérant qu’il appert de l’examen que cette pièce est criblée de contradictions qui mettent en défaut sa sincérité ;

Qu’en effet, alors que la société a prétendu dans ses écritures qu’elle a déclaré tous ses employés à Abidjan, la fiche de déclaration produite pour étayer cette affirmation mentionne que la déclaration desdits employés a été effectuée à Bouaké le 08 juin 1987 ;

Que de plus il est porté sur ce document comme raison sociale de l’employeur : « S. » alors qu’à l’époque de la déclaration sa raison sociale était plutôt « R.-Afrique », cette société n’étant devenue « S. » qu’en janvier 1992 ;

Qu’enfin il est impossible à l’infini que lors de la déclaration de M. ANATOLE prétendument effectuée le 08 juin 1987, l’intéressé ait pu produire une carte nationale d’identité n° 403 002 93.85 établie le 15 avril 1992 ;

Considérant que les mentions portées sur la fiche de déclaration dont se prévaut la société S. n’étant pas exactes, il va s’en dire que ladite fiche est manifestement un faux et comme telle, ne peut valablement être opposée à M. ANATOLE lequel soutient avec raison qu’il n’a jamais été déclaré à la C.N.P.S. et a produit à cet égard une attestation de non-immatriculation établie le 06 mars 1995 par M. KARIM, Directeur régional de la C.N.P.S. du Centre-Nord et non sérieusement contestée par l’employeur en cause ;

De l’existence d’un préjudice ;

Considérant que seules l’immatriculation d’un salarié et par voie de conséquence, les cotisations versées à la C.N.P.S pour son compte ouvrent à celui-ci l’accès à des droits ;

Considérant qu’en l’espèce, M. ANATOLE n’ayant pas été immatriculé eût dû être privé des droits suivants à l’égard de la Caisse ;

– les prestations familiales (sous condition de mariage légal et d’existence d’enfants à charge),

– les prestations d’accidents du travail ou de maladies professionnelles (en cas d’accidents du travail ou de maladies professionnelles),

– le bénéfice des années de service chez S., soit 06 ans 05 mois 08 jours au titre de la retraite ;

Considérant cependant que s’agissant des deux premières séries de droits, M. ANATOLE qui a conclu le 27 novembre 1995, à la suite de l’intervention de la C.N.P.S. n’a prouvé ni offert de prouver qu’il était légalement marié et avait des enfants à charge ni qu’il a été victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ;

Considérant qu’en tout état de cause le salarié en cause n’ayant pas justifié qu’il ait été privé desdits droits n’a éprouvé aucun préjudice dans ce domaine ;

Considérant par contre que lors de la saisine du Tribunal et jusqu’à cette hauteur de la procédure, la société n’ayant pas régularisé la situation de son ex-salarié vis-à-vis de la C.N.P.S. par le versement des cotisations et toutes autres pénalités et majorations connexes dues au titre des périodes d’exercice, a affiché un comportement de nature à porter préjudice audit salarié dans la mesure où elle lui a fait perdre le bénéfice de la période de référence alors surtout qu’il lui reste moins de 04 ans pour bénéficier de la pension de retraite, celle-ci étant acquise après 10 années de cotisations ;

Considérant que pour cette raison seule, la demande en dommages-intérêts de l’intéressé apparaît fondée ;

Considérant cependant que celle-ci étant excessive en son montant, il échet de la fixer (tenant compte des circonstances de la cause) à la somme raisonnable et forfaitaire d’un million de francs ;

Considérant que le premier Juge ayant débouté ANATOLE de son action a manifestement erré ;

Que dès lors s’impose l’infirmation de la décision entreprise sur ce point et statuant à nouveau la Cour condamnera la société S. au paiement envers son ex-salarié de la somme fixée ci-dessus ;

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement, contradictoirement, en matière sociale et en dernier ressort, Déclare recevable et fondé l’appel régulièrement relevé le 24 avril 1995 par Me MA pour le compte de M. ANATOLE contre le jugement contradictoire n° 91 du 20 avril 1995 rendu par le Tribunal du travail de Bouaké ;

Infirme partiellement le jugement querellé en ce qu’il a débouté M. ANTOINE de son action ;

Statuant à nouveau déclare bien fondée ladite action ; En conséquence, condamne la société S. au paiement envers M. ANATOLE de la somme d’un million de francs à titre de dommages-intérêts ;

Confirme ledit jugement pour le surplus de ses dispositions. Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement par la Cour d’Appel de Bouaké (Côte d’Ivoire) les jour, mois et an que dessus :

Et ont signé le Président et le Greffier.

LE PRESIDENT