(Auteur de la phrase : En latin : « Cui bono ? ou en français : « A qui profite le crime ? »)
Les calendes de juin de l’année 671 avaient été fixées par Sylla comme le terme des proscriptions et des confiscations. Vers le milieu de septembre de la même anée, Roscius, citoyen d’Amérie, fut tué à Rome, après la première heure de la nuit, c’est-à-dire, selon notre manière de compter, entre sept et huit heures du soir.
Roscius était riche : sa fortune montait à six millions de sesterces (un million trois cent quatre-vingt mille francs). Il vivait habituellement à Rome : admis dans la société la plus intime des Métellus, des Scipions, des Servilius, et de plusieurs autres familles illustres, constamment attaché à la cause des nobles, il avait toujours soutenu le parti de Sylla.
La nouvelle de sa mort arriva dès le point du jour à la ville d’Amérie, quoiqu’à la distance de cinquante-six milles (près de dix-sept lieues). Deux parents de Roscius, que Cicéron prouve n’avoir pas été étrangers à l’assassinat, se hâtèrent d’en instruire Chrysogonus, affranchi et favori de Sylla. Ils avaient conçu le projet de s’emparer de la fortune de leur parent. Ils proposèrent à cet affranchi, dont le pouvoir était immense, de s’associer à ce projet odieux. Il fallait obtenir du dictateur que le nom de Roscius fût placé sur les tables de proscription, et que ses biens fussent confisqués et vendus. Chrysogonus l’obtint sans peine. Les biens furent mis en vente : il se les fit adjuger pour deux mille sesterces.
Cependant les trois associés n’étaient pas tranquilles : Roscius avait laissé un fils ; et quoique ce jeune homme, dénué d’instruction, vivant dans les champs, étranger aux affaires, inconnu à Rome, ne fût nullement redoutable par lui-même, il pouvait se faire que, secondé par le crédit des amis, de sa famille et dirigé par leurs conseils, il revendiquât son patrimoine, et qu’il réclamât contre une spoliation aussi injuste et aussi impudente. En effet, il était de toute évidence que Roscius n’avait pu être mis au nombre des proscrits, puisqu’il avait toujours soutenu la cause de Sylla, et que la vente de ses biens m’avait pu avoir lieu, puisque la loi sur les proscriptions était expirée près de quatre mois avant l’assassinat.
Ils essayèrent de faire périr le jeune Roscius ; mais on parvint à le soustraire à leurs coups : il trouva même un asile auprès de Cécilia Métella, femme du dictateur. Alors ils prirent la résolution désespérée de lui imputer ce meurtre à lui-même, et de le poursuivre devant les tribunaux comme parricide : ainsi les hommes qui n’avaient pu être ses assassins, se firent ses accusateurs.
Le zèle de ses protecteurs ne se ralentit pas ; mais ils n’osèrent se charger de sa défense et parler pour lui devant le tribunal. Dans une cause de cette nature, il était impossible de ne rien dire des malheurs du temps, et de ne pas faire entendre des plaintes contre les abus du pouvoir et les crimes des hommes en faveur ; ils craignaient de paraître, en attaquant l’affranchi, manquer de respect au dictateur.
Cicéron seul eut la hardiesse d’entreprendre cette cause. Il était dans sa vingt-septième année, et déjà il s’était fait connaître au barreau où il avait plaidé plusieurs fois avec succès.
Cette époque de sa vie fut dans la suite un des plus doux souvenirs qui aient flatté sa vieillesse. Il conseillait son fils de défendre l’innocence malheureuse, surtout lors qu’elle était opprimée par des ennemis puissants. Il voyait dans cet emploi du talent un moyen infaillible pour arriva à la gloire : «C’est ce que j’ai fait en plusieurs occasions, lui disait-il, et surtout lorsque dans ma jeunesse je luttai pour Roscius contre le pouvoir immense de Sylla». Ut nos et saepe alias, et adolescentes, contra L. Sullae dominantis opes pro S. Roscio Amerino fecimus ; quae, ut scis, exstat oratio (De Officiis, II, 14).
Le Discours se divise en trois parties.
Dans la première, l’orateur justifie le jeune Roscius, et réfute dans le plus grand détail les allégations d’Erucius, qui portait la parole au nom de Roscius et de Chrysogonus. Il prouve que son client n’a pu avoir la volonté ni les moyens d’exécuter le crime exécrable dont on l’accuse. On peut dire qu’il porte la preuve jusqu’à la démonstration. C’est dans cette partie que se trouve cette description du supplice des parricides, qui excita les plus vives acclamations, mais que, depuis, l’orateur a condamnée lui-même comme une composition de jeune homme, qu’on n’excuserait pas dans la maturité.
Dans la seconde, il attaque directement les deux Roscius. S’il faut chercher les vrais coupables, leur caractère connu, la conduite qu’ils ont tenue après la mort de leur parent, et leur association avec Chrysogonus pour s’assurer une partie de la dépouille de Roscius, les dénoncent comme auteurs du crime dont ils ont recueilli le fruit.
La troisième partie est toute dirigée contre Chrysogonus. L’orateur attaque l’illégalité de la vente des biens, fondée sur ce que cette vente a eu lieu quatre mois après l’expiration de la loi. Il va même jusqu’à soupçonner qu’elle n’a pas eu lieu. Il exhale son indignation contre le luxe et l’insolence de cet affranchi ; et tout plein des malheurs publics, il en retrace le tableau avec une énergie et une hardiesse qui ne font pas moins honneur à son caractère qu’à son talent. Il abandonne un moment la cause de Roscius pour parler au nom de tous ses concitoyens, et réclamer leurs droits et ceux de l’humanité.
Il revient encore sur ce sujet à la fin de sa péroraison ; il fait considérer aux juges que le but des accusateurs, en poursuivant Roscius, est de s’établir un droit pour détruire les enfants des proscrits. Ce serait une proscription nouvelle, pire que la première : c’est aux tribunaux à mettre un frein à ce système de cruauté, qui a si étrangement dénaturé le caractère des Romains, et tout à fait effacé les principes et les moeurs de leurs ancêtres.
Cette cause fut plaidée l’an de Rome 673. L’accusé fut absous, si l’on en juge par la manière dont Cicéron lui-même parle de ce Discours (Brut., cap. 90 ; de Off., I , 14) , et par ces mots de Plutarque, Vie de Cicéron, chap. 3. Mais rien ne semble prouver que le jeune Roscius soit rentré dans les biens de son père.
Cicéron avait alors vingt-six ans et quelques mois. Il était né le 3 janvier 647.
NB. Pour éviter toute confusion, Sextus Roscius, le père, sera désigné dans le Discours par le nom de Roscius, et le fils, par le nom de Sextus.
I. Juges, vous êtes étonnés sans doute que, dans un moment où les plus éloquents et les plus nobles citoyens gardent le silence, je prenne la parole, moi, qui pour l’âge, le talent et l’autorité, ne pourrais nullement être comparé à ceux que vous voyez assis devant ce tribunal. Ces hommes respectables, dont la présence sert de soutien à ma cause, pensent tous qu’il faut rompre la trame ourdie par une scélératesse qui n’eut jamais d’exemple ; mais ils n’osent, dans le malheur des temps, élever eux-mêmes la voix pour confondre le crime. Ils se présentent, amenés par le devoir ; ils se taisent, effrayés par le danger. Quoi donc ! ai-je plus de hardiesse qu’aucun d’eux ? Point du tout. Suis-je plus empressé à rendre service ? Quelque prix que j’attache à ce genre de mérite, je ne voudrais pas ravir aux autres l’heureuse occasion d’obliger. Quel motif si puissant m’a donc seul déterminé à me charger des intérêts de Sextus Roscius ? C’est que, si quelqu’un de ces grands citoyens avait entrepris de le défendre, et qu’il eût parlé des affaires publiques, ce qui arrivera nécessairement dans cette cause, on lui imputerait beaucoup de choses qu’il n’aurait pas dites. Moi, je pourrai tout dire, sans que mes paroles sortent de cette enceinte, et se répandent dans le public. Leur noblesse et le rang qu’ils occupent les mettent trop en évidence : nul mot sorti de leur bouche ne peut être ignoré ; nulle indiscrétion ne serait pardonnée ni à leur âge ni à leur expérience. Moi, qui n’ai jusqu’à ce moment exercé aucune fonction publique, si je m’exprime avec trop de liberté, ce que j’aurai dit pourra demeurer inconnu, ou peut-être ma jeunesse trouvera de l’indulgence, quoique pourtant on ne sache plus pardonner dans Rome, et que même l’usage ait prévalu chez nous de condamner sans entendre. Ajoutez encore que les autres orateurs auxquels on s’est adressé, ont pu penser qu’il leur était également permis ou de parler ou de se taire ; au lieu que j’ai été sollicité par des personnes à qui l’amitié, les bienfaits et les titres ont acquis sur moi les droits les plus puissants : il ne me convenait pas d’oublier leur bienveillance, de méconnaître leur autorité, et de résister à leurs désirs.
II. C’est par toutes ces considérations, que je me trouve chargé de cette cause. Je n’ai point été choisi comme l’orateur le plus habile : j’étais celui de tous qui pouvait parler avec le moins de danger. On ne s’est pas flatté de donner à Sextus tout l’appui dont il a besoin : on a voulu qu’il ne fût pas entièrement abandonné.
Peut-être demanderez-vous quel est donc cet effroi, quelle est cette terreur qui empêche tant d’illustres orateurs de défendre, comme ils l’ont fait jusqu’ici, la fortune et la vie d’un citoyen ? Il n’est pas étonnant que vous l’ignoriez encore : nos accusateurs ont pris soin de taire la vraie cause de ce procès. Quel en est l’objet ? Ce sont les biens du père de Sextus.
Ces biens, dont la valeur est de six millions de sesterces (1), un jeune homme aujourd’hui tout puissant dans Rome, L. Cornelius Chrysogonus (2), dit les avoir achetés deux mille sesterces, d’un citoyen célèbre par sa valeur et ses exploits, et dont je ne prononce le nom qu’avec respect, de L. Sylla.
Comme il s’est emparé sans nul droit de cette fortune opulente, et que la vie de Sextus semble le gêner dans sa jouissance, il demande que vous calmiez ses inquiétudes et que vous le délivriez de toute crainte.
Il ne sera jamais tranquille, tant que Sextus vivra : s’il parvient à le faire condamner et à le faire disparaître, il se flatte de pouvoir alors dissiper et consumer, par le luxe, des richesses acquises par le crime. Il veut que vous le soulagiez de ce poids qui l’oppresse et le fatigue le jour et la nuit, et que vouslui prêtiez votre secours, pour que cette horrible proie lui soit assurée. Quelles que puissent être la justice et l’honnêteté de cette requête, je vais en deux mots en présenter une autre qui sera, j’ose le croire, un peu plus équitable.
III. D’abord, je demande à Chrysogonus qu’il se contente de notre argent et de nos biens, sans vouloir notre sang et notre vie. Et vous, juges, je vous supplie de résister à l’audace des scélérats, de secourir l’innocence opprimée, et d’écarter, en la personne de Sextus, un danger qui menace tous les citoyens.
Si l’on aperçoit dans cette accusation un indice, un soupçon, l’ombre même d’un prétexte ; si enfin vous y découvrez un autre motif que ces biens dont ils se sont emparés, je consens que la vie de Sextus soit abandonnée à leur capricieuse fureur ; mais s’il ne s’agit ici que d’assouvir une cupidité toujours insatiable, si le seul but de tant d’efforts est de mettre le comble à leurs forfaits, par la condamnation de l’homme qu’ils ont dépouillé, ah ! n’est-ce pas la plus révoltante de toutes les indignités, qu’ils vous aient présumés capables de leur garantir, par vos suffrages et par la sainteté de vos arrêts, la possession de ce qu’ils ont su jusqu’à présent se procurer eux-mêmes par le crime et par le fer ?
Vos vertus vous ont ouvert l’entrée du sénat ; votre intégrité vous a mérité d’être choisis entre tous les sénateurs pour siéger sur cet auguste tribunal (3) ; et c’est à vous que des sicaires et des gladiateurs osent demander, je ne dis pas seulement d’échapper au supplice qu’ils méritent et qu’ils doivent attendre en tremblant, mais même de sortir de ce jugement comblés et chargés des dépouilles de Roscius !
IV. Je sens qu’en dévoilant de telles atrocités, je ne puis m’exprimer avec assez d’énergie, me plaindre avec assez de véhémence, éclater avec assez de liberté. La faiblesse de mes talents, ma jeunesse, les circonstances ne me permettent ni cette énergie, ni cette véhémence, ni cette liberté qu’exige ma cause. A ces obstacles se joint encore la crainte que m’inspirent ma timidité naturelle, votre aspect imposant, le pouvoir de mes adversaires, et les dangers de Sextus.
Je réclame donc instamment votre attention et votre bienveillance. Plein de confiance dans votre probité et dans votre sagesse, je me suis chargé d’un fardeau que je sens au-dessus de mes forces.
Si vous daignez seconder mes faibles efforts, mon zèle et mon travail me mettront peut-être en état de le soutenir. Si, ce que je ne puis croire, vous me refusez votre appui, mon courage du moins ne m’abandonnera pas ; je persisterai aussi longtemps qu’il me sera possible, et s’il faut succomber, j’aime mieux périr accablé sous le poids de mon devoir que de me montrer ou lâche ou parjure.
Et vous, Fannius, je vous en supplie, déployez aujourd’hui ce grand caractère que le peuple romain a déjà connu en vous lorsque, dans ce même genre de cause, vous avez rempli les augustes fonctions de la présidence.
V. Vous voyez quelle foule s’empresse pour assister à ce jugement (4) ; vous savez quels sont les voeux de tous les citoyens, et qu’ils attendent de vous un arrêt juste et sévère. C’est la première fois, depuis longtemps, qu’une accusation de meurtre est portée devant les tribunaux (5), quoique depuis longtemps on ait vu commettre les meurtres les plus indignes et les plus atroces. Chacun espère que, sous votre préture (6), ce tribunal fera justice des assassinats qui chaque jour se renouvellent sous nos yeux.
Dans les autres causes, les accusateurs réclament la rigueur des jugements ; ici, ce sont les accusés qui supplient les juges d’être inexorables. Oui, Fannius, et vous, juges, nous vous conjurons de sévir sans pitié contre les forfaits, d’opposer une résistance inflexible à l’audace la plus effrénée : songez que si, dans cette cause, vous ne montrez toute la fermeté dont vous êtes capables, la cupidité, la scélératesse et l’audace sont portées à un tel excès, que les meurtres se commettront, non plus en secret, mais ici même, dans le forum, devant ce tribunal, oui, Fannius, oui, juges, à vos pieds, sur les bancs où vous siégez.
Eh ! que se propose-t-on dans ce procès, si ce n’est de pouvoir les commettre avec impunité ?
Les accusateurs sont les hommes qui ont envahi les biens de Roscius, les hommes qui sont devenus riches par la mort du père, les hommes qui ont cherché à faire périr le fils, les hommes enfin que le peuple appelle au supplice.
L’accusé est celui à qui ils n’ont laissé que l’indigence, celui que la mort d’un père a condamné aux larmes et réduit à la misère, celui qui vient à cette audience avec une escorte, afin de n’être pas égorgé dans ce lieu même, sous vos yeux, celui enfin qui seul a échappé à leurs mains ensanglantées.
Mais pour mieux vous faire sentir toute l’horreur de leurs attentats trop faiblement retracés par mes expressions, je vais entrer dans le détail des faits, et les exposer tels qu’ils se sont passés. Il vous sera plus facile alors de connaître les malheurs du plus innocent des hommes, l’audace de nos adversaires, et l’état déplorable de la république.
VI. Sextus Roscius, père du jeune homme que je défends, et citoyen de la ville municipale d’Amérie (7), était, par sa naissance, par son rang et sa fortune, le premier de sa ville et même de tous les pays d’alentour. Ses liaisons avec les plus illustres familles ajoutaient encore à sa considération personnelle.
Hôte des Métellus, des Servilius et des Scipions, il fut même admis dans leur société la plus intime. Aussi l’amitié de ces grands citoyens est-elle le seul bien que le fils ait recueilli d’un si riche héritage. Lorsque des brigands domestiques possèdent le patrimoine dont ils l’ont dépouillé, son honneur et sa vie sont défendus par les amis et les hôtes de son père.
Roscius avait toujours été attaché au parti de la noblesse, et lorsque, dans nos derniers troubles, les privilèges et la vie des nobles furent également menacés, il soutint leur cause de tout son pouvoir et de tout son crédit.
Nul autre, dans cette portion de l’Italie, ne la servit avec plus d’ardeur. Il se faisait un devoir de combattre pour la prééminence d’un ordre dont l’éclat rejaillissait sur lui-même. Après que la victoire eut été décidée et qu’on eut quitté les armes, ceux qu’on soupçonnait d’avoir été du parti contraire, étaient proscrits (8) et arrêtés dans tous les pays. Cependant Roscius vivait habituellement à Rome : chaque jour il se montrait dans le forum, aux yeux de tous ; et loin qu’il craignît rien de la vengeance des nobles, on le voyait triompher de leurs succès.
D’anciennes inimitiés existaient entre lui et deux autres Roscius de la même ville d’Amérie. L’un d’eux est assis, en ce moment, sur le banc des accusateurs. On dit que l’autre possède trois des terres de celui que je défends. Si les précautions de Roscius avaient pu égaler ses craintes, il vivrait. Et en effet, il avait des raisons pour craindre ; car voici quels hommes sont les Roscius.
L’un, qu’on a surnommé Capiton, est un vieux gladiateur, fameux par des exploits sans nombre. Celui que vous voyez devant vous, et qu’on appelle le Grand, a reçu, dans ces derniers temps, des leçons de ce terrible spadassin. Avant ce combat, ce n’était encore qu’un écolier ; bientôt le disciple a surpassé le maître en scélératesse et en audace.
VII. Sextus Roscius, revenant de dîner, fut tué près des bains du mont Palatin. Ce jour-là son fils était dans Amérie ; Titus Roscius était à Rome. Le jeune Sextus ne quittait jamais ses champs, où, conformément à la volonté de son père, il se livrait à l’administration domestique et rurale. Titus, au contraire, vivait constamment à Rome. C’en est assez, je crois pour diriger le soupçon. Mais si l’exposition des faits ne change pas le soupçon en certitude, prononcez que le fils est l’auteur du meurtre.
Le premier qui annonce cette mort dans Amérie est un certain Mallius Glaucia, homme de néant, affranchi, client et ami de Titus.
Il descend, non chez le fils, mais chez Capiton, ennemi de Roscius. Le meurtre avait été commis après la première heure de la nuit (9) : l’émissaire arrive dès le point du jour. Pendant la nuit, en dix heures, il a fait en voiture une course de cinquante-six milles, en sorte qu’il vient, non seulement annoncer le premier à Capiton une nouvelle ardemment désirée, mais lui montrer même le sang de son ennemi, encore fumant, et présenter le poignard à peine retiré du corps.
Quatre jours après, on fait part de cet événement à Chrysogonus, au camp de Sylla, près de Volaterre (10) ; on lui vante les richesses de Roscius, on lui fait connaître la bonté de ses terres (il en a laissé treize, presque toutes sur les bords du Tibre), le peu de ressources qui restent au fils, l’abandon où il se trouve : on démontre que, si le père, qui jouissait d’une si grande considération, qui avait un si grand nombre d’amis, a été assassiné sans peine, il ne sera pas difficile de se défaire du fils, homme sans défiance, vivant dans les champs, inconnu à Rome. Ils lui offrent leurs bras : bientôt une association est formée.
VIII. On ne parlait plus de proscriptions ; ceux même que la peur avait éloignés, revenaient à Rome et se croyaient à l’abri de tout danger. Cependant le nom de Roscius, de l’homme le plus dévoué à la cause des nobles, est inscrit sur les tables fatales. Chrysogonus se fait adjuger les biens ; trois des meilleures terres sont données en propriété à Capiton, qui les possède aujourd’hui. Titus, au nom de Chrysogonus, ainsi qu’il le dit lui-même, envahit le reste. Des biens qui valent six millions de sesterces sont adjugés pour deux mille.
Je sais, et je le sais avec certitude, que tout s’est fait à l’insu de Sylla. En effet, considérez que Sylla est occupé à la fois à régler le passé, à préparer l’avenir ; qu’à lui seul est remis le pouvoir d’établir la paix et de conduire la guerre ; que tous les yeux sont fixés sur lui seul ; que seul il gouverne tout ; que, surchargé d’affaires de la plus haute importance, il n’a qu’à peine la liberté de respirer : considérez surtout qu’une foule de subalternes observe le temps de ses occupations, épie le moment d’une distraction, pour se livrer au crime ; et vous ne serez pas surpris qu’il échappe quelque chose à sa vigilance.
D’ailleurs, quoiqu’il jouisse d’un bonheur sans exemple, quel mortel peut être assez heureux pour n’avoir pas, dans un nombreux domestique, un esclave ou un affranchi malhonnête ?
Cependant l’honnête Titus, chargé des pouvoirs de Chrysogonus, vient à Amérie ; il s’empare des terres de Roscius, et, sans respecter la douleur de son malheureux fils, sans lui donner le temps de rendre les derniers devoirs à son père, il le dépouille, il le chasse de sa maison, il l’arrache à ses foyers paternels et à ses dieux pénates : des richesses immenses sont en son pouvoir. Il avait jusque-là vécu dans la misère ; à la tête d’une fortune qui n’est pas à lui, il devient prodigue et dissipateur : c’est l’ordinaire. Il emporte ouvertement dans sa maison un grand nombre d’effets ; il en soustrait une plus grande partie ; d’autres sont livrés à ses coopérateurs ; le reste est vendu à l’encan.
IX. Les habitants furent indignés. Toute la ville était dans les pleurs et les gémissements. En effet, quel spectacle pour eux ! l’horrible assassinat d’un de leurs premiers citoyens, l’affreuse indigence de son fils, à qui, d’un si riche patrimoine, cet infâme brigand n’avait pas laissé même un sentier pour aller au tombeau de ses pères ; l’indigne achat et la possession non moins indigne de ses biens, les larcins, les déprédations, les profusions. Ils ne voient qu’avec horreur Titus disposer insolemment des dépouilles de l’homme le plus honnête et le plus vertueux.
Les décurions arrêtent aussitôt que les dix premiers magistrats se présenteront à Sylla, pour lui faire connaître quel homme a été Roscius, pour se plaindre du crime et des iniquités de ces brigands, et le prier de vouloir que nulle atteinte ne soit portée à l’honneur du père ni à la fortune du fils. Voici les termes de l’arrêté : daignez en écouter la lecture.
ARRETE des DECURIONS (11).
Les députés arrivent au camp. Ici l’on reconnaît ce que j’ai dit plus haut, que tous ces crimes et ces attentats se commettaient à l’insu de Sylla. En effet, Chrysogonus vient à l’instant les trouver lui-même. Il leur envoie des nobles pour les prier de ne point s’adresser à Sylla, et leur promettre que Chrysogonus fera tout ce qu’ils désirent.
Il craignait plus que la mort, que Sylla ne fût instruit. Ces hommes qui avaient la simplicité des anciens temps jugeaient des autres par eux-mêmes ; Chrysogonus assurait qu’il effacerait le nom de Roscius, qu’il remettrait au fils la totalité de ses biens ; Roscius Capiton, qui était l’un des députés (12), se rendait garant de cette promesse : ils crurent, et retournèrent à Amérie, sans avoir rien demandé. Les associés ne se pressèrent pas d’agir.
D’abord ils diffèrent et renvoient au lendemain. Chaque jour ils affectent plus de lenteur. Rien ne s’exécute. Ils se jouent des députés. Enfin ils cherchent, comme il a été facile de le connaître, à faire périr le jeune Roscius, persuadés que, tant que le véritable propriétaire vivra, ils ne pourront conserver des biens qui ne leur appartiennent pas.
X. Dès qu’il s’en fut aperçu, celui-ci, de l’avis de ses amis et de ses parents, vint à Rome se réfugier auprès de Cécilia, fille de Népos (13), l’amie de son père, femme respectable, que l’on a toujours regardée comme un modèle de notre antique loyauté. Dénué de tout, arraché de ses foyers, chassé de ses propriétés, fuyant les poignards et les menaces des brigands, il trouva un asile dans la maison de Cécilia.
Elle tendit une main secourable à un hôte opprimé, et dont la perte semblait inévitable. S’il vit encore, s’il n’a pas été inscrit sur la liste fatale, si les hommes qui voulurent être ses assassins ne sont ici que ses accusateurs, il le doit au courage, à la protection, aux soins de cette amie généreuse.
En effet, lorsqu’ils virent qu’on veillait avec une extrême attention sur les jours de Sextus, et qu’il ne leur était laissé aucun moyen de l’assassiner, ils conçurent l’exécrable projet de l’accuser de parricide, de s’assurer de quelque vieux accusateur qui pût faire quelques phrases sur une chose qui n’offrait pas même l’apparence du plus léger soupçon, en un mot, ils résolurent de le rendre victime des circonstances.
Il faut, disaient-ils, qu’après une si longue interruption de la justice, le premier qui sera mis en cause, soit condamné. Le crédit de Chrysogonus fermera la bouche à tous les orateurs. On ne parlera ni de la vente des biens, ni de notre association. Sextus n’étant pas défendu, le mot seul de parricide et l’imputation d’un crime aussi atroce suffiront pour le perdre. Aveuglés par ce raisonnement, égarés par leur délire, ils ont voulu que vous fussiez ses bourreaux, parce qu’ils n’ont pu être ses assassins.
XI. Quel sera le premier objet de mes plaintes ? quel secours dois-je invoquer ?
à qui dois-je adresser mes prières ? Déclamerai-je la protection des dieux immortels, ou celle du peuple romain, ou le souverain pouvoir dont vous êtes revêtus ?
Le père indignement égorgé, sa maison envahie, ses biens usurpés, possédés, pillés par ses ennemis ; les jours du fils attaqués, les poignards levés contre lui, mille pièges tendus à sa vie : quel genre de scélératesse manque à tant de forfaits ?
Eh bien ! ils y ajoutent encore, ils y mettent le comble par d’autres atrocités : ils fabriquent une accusation incroyable ; avec son argent même, ils achètent contre lui des témoins et des accusateurs. Tendre la gorge à Titus, ou périr par le supplice infâme des parricides (14), telle est l’alternative qu’ils présentent à cet infortuné.
Ils ont pensé que les orateurs lui manqueraient, ils lui manquent en effet : mais dans cette cause, il n’a besoin que d’un homme qui parle librement, qui ne lui soit pas infidèle ; et cet homme ne lui manquera pas : j’ai entrepris de le défendre. Le zèle a peut-être égaré ma jeunesse ; mais puisque je l’ai promis, dussent tous les dangers m’environner à la fois, je remplirai mon devoir.
Mon parti est pris : je suis déterminé à dire tout ce que je crois utile à ma cause, et à le dire franchement, hardiment, librement. Quoi qu’il puisse arriver, jamais, non, jamais la crainte ne me fera trahir mes engagements et ma foi. Eh !
qQui donc serait assez lâche pour se taire, pour demeurer insensible à la vue de tant d’indignités ? Vous avez égorgé mon père, quoiqu’il n’eût pas été proscrit. Après l’avoir tué, vous l’avez mis au nombre des proscrits : vous m’avez chassé de ma maison, vous possédez mon patrimoine. Que voulez-vous de plus ? Etes-vous aussi venus à cette audience avec des poignards et des épées, pour égorger Sextus aux pieds de ses juges, ou pour leur arracher par la violence l’arrêt de sa condamnation ?
XII. Nous avons vu dans ces derniers temps C. Fimbria, le plus audacieux, et, j’en atteste quiconque n’a pas lui-même encore perdu la raison, le plus extravagant de tous les hommes. Pendant les funérailles de Marius, il avait fait poignarder Scévola, le citoyen le plus vertueux, le plus respectable de la république : ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ses louanges, et tout ce que je dirais n’ajouterait rien à l’idée qu’en a conservée le peuple romain. Fimbria, instruit que la blessure n’était pas mortelle, cita Scévola en justice.
On lui demandait de quoi il accuserait un homme dont la vertu était au-dessus de tout éloge. Je l’accuserai, reprit ce forcené, de n’avoir pas reçu le poignard tout entier dans son corps. Jamais le peuple romain ne vit rien de plus indigne, si ce n’est la mort de ce même Scévola, mort funeste, qui consomma la ruine de tous ses concitoyens ; il succomba sous leurs coups, parce qu’il les voulait sauver en conciliant les parties.
Ne retrouve-t-on pas ici l’action et le mot atroce de Fimbria ? Vous accusez Sextus : et pourquoi ?
Parce qu’il s’est échappé de vos mains, parce qu’il n’a pas souffert qu’on le tuât. Le forfait de Fimbria révolte davantage, parce que Scévola en était l’objet. Mais le vôtre doit-il être toléré, parce que Chrysogonus en est l’auteur ?
Grands dieux, cette cause a-t-elle besoin qu’on la défende ? exige-t-elle les lumières d’un jurisconsulte ou les talents d’un orateur ?
Développons-la tout entière ; contemplons-la dans ses détails : alors vous verrez aisément quel est l’état de la question, quel est l’objet dont je dois vous entretenir, et quelle est la marche que vous avez à suivre.
XIII. Sextus Roscius, autant que j’en puis juger, a, dans ce moment, trois obstacles à combattre : l’accusation intentée contre lui, l’audace de ses adversaires, et leur pouvoir. Erucius s’est chargé du soin de fabriquer l’accusation ; l’audace est le rôle que les Roscius ont demandé pour eux ; et Chrysogonus, cet homme si puissant, nous écrase par le pouvoir. Je sens qu’il faut que je traite ces trois points de ma cause, non pas cependant tous les trois de la même manière. Le premier concerne mon ministère ; les deux autres vous regardent : le peuple romain vous en a spécialement chargés.
C’est à moi de réfuter l’accusation ; c’est à vous de réprimer l’audace, et de briser enfin et d’anéantir le pouvoir funeste et intolérable des gens de cette espèce.
Sextus est accusé d’avoir tué son père. Attentat horrible ! grands dieux ! forfait abominable, et qui semble renfermer en lui seul tous les crimes à la fois ! En effet, si les sages ont dit avec raison qu’il suffit d’un regard pour blesser la majesté paternelle, quels supplices assez rigoureux seront inventés contre un fils qui aura donné la mort à son père, pour qui les lois divines et humaines lui prescrivaient de mourir lui-même, s’il en était besoin !
Quand il s’agit d’un délit aussi affreux, aussi atroce, aussi étrange, et dont les exemples ont été si rares qu’il fut toujours mis au nombre des prodiges et des monstres, par quelles preuves, Erucius, ne devez-vous pas appuyer votre accusation ? Ne faut-il pas que vous montriez dans l’accusé une audace extrême, des moeurs féroces, un naturel barbare, une vie souillée par tous les vices et par toutes les bassesses, en un mot, la perversité et la dépravation portées à leur dernier excès ? Or, vous n’avez rien prouvé ni même rien allégué de cette nature contre l’accusé.
XIV. Sextus a tué son père : quel est donc cet homme ? Un jeune débauché, séduit par des gens sans moeurs et sans principes ? il a plus de quarante ans ! Un assassin de profession, un furieux, un égorgeur ? l’accusateur lui-même ne l’a pas dit.
Le goût des plaisirs, des dettes énormes, des passions effrénées l’ont donc entraîné au parricide ?
Quant au goût des plaisirs, Erucius l’a justifié, lorsqu’il a dit que Sextus n’a presque jamais assisté à aucun festin.
En aucun temps il n’a contracté de dettes. Enfin, quelles peuvent être les passions d’un homme à qui l’accusateur lui-même reproche d’avoir toujours habité les champs et cultivé la terre, genre de vie qui laisse le moins d’empire aux passions et qui s’accorde le mieux avec la régularité des devoirs ?
Quel motif l’a donc porté à cet excès de fureur ? Son père, dit-on, ne l’aimait pas. Son père ne l’aimait pas ?
Et pourquoi ?
Car il faut qu’il y ait une cause juste, forte, évidente. S’il est incroyable qu’un fils ait tué son père, sans une foule de puissants motifs, on ne croira pas davantage qu’un père ait détesté son fils, sans être entraîné par un grand nombre de raisons fortes et irrésistibles.
Suivons donc ce raisonnement, et cherchons quels vices ont pu rendre un fils unique odieux à son père. Or, on ne lui connaît aucun vice. Le père était donc un insensé de haïr sans sujet celui auquel il avait donné la vie ?
Mais c’était le plus raisonnable des hommes. Il en faut conclure que le père n’étant pas un insensé, et le fils n’ayant pas de vices, ils n’ont eu aucun motif, l’un pour haïr son fils, l’autre pour assassiner son père.
XV. J’ignore, dit Erucius, le motif de cette haine ; mais elle existait : car, tant que son fils aîné a vécu, Roscius voulut toujours l’avoir auprès de lui ; il avait relégué Sextus dans ses terres. Ici j’éprouve le même embarras qu’Erucius. Il ne trouvait rien pour soutenir une accusation absurde et chimérique ; et moi, je cherche vainement les moyens de réfuter et de détruire des objections aussi frivoles.
Comment, Erucius, c’était pour exiler son fils, c’était pour le punir, que Roscius lui avait confié l’administration de tant de terres si belles et d’un si grand rapport ? Quoi ! les chefs de famille qui ont des enfants, et surtout les propriétaires de nos provinces agricoles, ne sont-ils pas au comble de leurs voeux quand leurs fils s’occupent de l’économie rurale, et consacrent leurs soins et leurs travaux à la culture des terres ?
Roscius avait-il relégué son fils dans une campagne, pour qu’il y vécût privé de tous les agréments de la vie ?
Mais s’il est prouvé que le fils présidait à l’administration des biens, que le père même lui avait abandonné le revenu de certains domaines, cette vie active et champêtre, l’appellerez-vous encore un exil et un bannissement ?
Vous voyez, Erucius, combien peu votre raisonnement s’accorde avec le fait en lui-même, et avec la vérité des principes. Ce que les pères ont coutume de faire, vous le réprouvez comme une nouveauté ; une marque de bienveillance est à vos yeux un signe de haine, un témoignage de confiance est un châtiment. Vous ne le croyez pas vous-même ; mais, dénué de toute espèce de preuve, vous êtes réduit, pour dire quelque chose, à blesser les premières notions du sens commun, à démentir les usages et les opinions universellement reçues.
XVI. Mais, dites-vous, Roscius gardait près de lui l’aîné de ses enfants ; il laissait l’autre à la campagne. De grâce, Erucius, ne vous offensez pas de ce que je vais dire : ce n’est point une satire que je veux faire, je veux seulement raisonner avec vous. Si la fortune vous a refusé le bonheur de connaître l’auteur de vos jours, et d’apprendre de lui quelle est la force de l’amour paternel, la nature du moins a mis en vous d’heureuses dispositions : vous les avez cultivées par l’étude, et les lettres ne vous sont pas étrangères.
Eh bien ! empruntons un exemple des pièces de théâtre. Pensez-vous que le vieillard de Cécilius ait moins d’estime pour son fils Eutyche, qu’il laisse à la campagne, que pour son autre fils Chérestrate, c’est ainsi, je crois, qu’on l’appelle ? S’il garde celui-ci à la ville, est-ce pour le récompenser ?
A-t-il relégué l’autre aux champs pour le punir ?
Laissons là ces frivolités, dites-vous.
Eh ! me serait-il bien difficile de nommer dans ma tribu, et parmi mes voisins, une foule de pères de famille qui désirent que ceux de leurs fils qu’ils affectionnent le plus s’adonnent uniquement à l’agriculture ?
Mais il y a plus que de l’indiscrétion à citer des personnes connues, sans savoir si elles veulent qu’on les nomme.
D’ailleurs, nul ne serait plus à votre connaissance que cet Eutyche : et certes il est indifférent que je cite le jeune homme de Cecilius, ou quelque habitant de la campagne de Véies. Les poètes n’ont créé ces fictions que pour nous présenter, dans des personnages étrangers, la peinture de nos mœurs et l’image de la vie ordinaire. Revenez donc à la vérité.
Considérez, non seulement dans l’Ombrie et ses environs, mais encore dans tous nos anciens municipes, quels genres d’occupations sont le plus estimés par les pères de famille ; et vous verrez que, faute d’inculpations réelles, vous faites un reproche à Sextus de ce qui lui fait le plus d’honneur.
XVII. Et ce n’est pas seulement pour complaire à leurs parents que de jeunes citoyens s’adonnent à l’agriculture. J’en connais, et sans doute chacun de vous en connaît un grand nombre, qui s’y livrent par goût et par passion, qui regardent comme la plus honnête à la fois et la plus agréable cette vie champêtre, qu’on nous objecte comme un opprobre, et dont on fait la base d’une accusation.
Vous ne savez pas, Erucius, quelle est l’ardeur de Sextus, et quel est son talent en ce genre. Si j’en crois tous ses parents que vous voyez à cette audience, vous n’êtes pas plus habile dans votre métier d’accusateur qu’il ne l’est dans l’art de l’agriculture.
Grâce à Chrysogonus qui ne lui a pas laissé une seule métairie, il peut désormais oublier son talent, et renoncer à ses inclinations. Ce malheur et cette indignité, quels qu’ils soient, il saura les souffrir, si du moins le tribunal lui conserve l’honneur et la vie.
Mais ce qui ne peut être supporté, c’est que le nombre et la bonté de ses terres soient la cause de sa perte ; c’est qu’on ne lui pardonne point d’avoir amélioré ses domaines, et qu’enfin, comme s’il n’était pas assez malheureux de les avoir cultivés pour d’autres, on lui fasse même un crime de les avoir cultivés.
XVIII. Certes, Erucius, une telle accusation eût été ridicule dans les temps où les consuls étaient tirés de la charrue. Puisque la culture des terres vous semble un opprobre, sans doute vous n’auriez vu qu’un être vil et méprisable dans cet Attilius, que les messagers du sénat trouvèrent ensemençant lui-même son champ.
Nos ancêtres pensaient bien autrement d’Attilius, et des hommes qui lui ressemblaient. Aussi notre république, si faible, si bornée dans son origine, a-t-elle été portée par eux au plus haut degré de puissance et de gloire. Ils travaillaient à cultiver leurs terres, et leur cupidité n’envahissait pas les possessions des autres. C’est en suivant ces principes d’honneur et de vertu, qu’ils ont ajouté à notre empire un si grand nombre de domaines, de cités et de nations.
Je ne prétends point ici établir aucune comparaison ; je veux montrer seulement que, si jadis, au milieu des soins du gouvernement, au milieu des devoirs que leur imposait sans cesse la république, ces grands citoyens donnaient une partie de leur temps aux travaux du labourage, on doit pardonner à un homme d’avouer qu’il est cultivateur, quand il a toujours vécu aux champs, quand surtout il ne pouvait rien faire qui fût plus agréable à son père, plus conforme à son goût, et en effet, plus honnête.
Ainsi donc, Erucius, ce qui prouve la haine implacable du père contre son fils, c’est qu’il souffrait que ce fils vécût à la campagne.
Avez-vous quelque autre preuve ?
Oui, dites-vous. Il avait dessein de le déshériter. J’entends : ceci du moins est relatif à la cause ; car je ne m’arrête pas à ces autres reproches que vous avouez vous-même frivoles et insignifiants. Il n’accompagnait son pere à aucun festin. Je le crois : il ne quittait presque jamais les champs. – Personne ne l’invitait à manger. – Rien d’étonnant : il ne vivait pas à Rome, et la réciprocité ne pouvait avoir lieu.
XIX. Vous sentez vous-même la futilité de ces objections. Ce que vous ajoutez est peut-être la plus forte preuve de haine qu’on puisse alléguer : le père avait résolu de déshériter son fils. – Je ne demande pas pourquoi ; je demande comment vous le savez.
Toutefois il aurait fallu nous déduire les motifs d’une résolution aussi violente. En formant une accusation de ce genre, votre devoir était de détailler tous les vices du fils, d’énumérer toutes les fautes qui ont irrité le père au point d’étouffer la nature, d’effacer de son cœur cet amour gravé en traits si profonds, d’oublier enfin qu’il était père : ce que je crois impossible, à moins que le fils ne l’y ait contraint par les torts les plus impardonnables.
Votre silence prouve que ces motifs n’existent pas. Je n’exige point que vous les produisiez. Au moins devez-vous démontrer qu’il a voulu le déshériter.
Quelles sont vos preuves ?
La vérité vous manque. Inventez quelque chose de vraisemblable, et n’affectez pas d’insulter sans pudeur au sort de ce malheureux, et à la majesté de vos juges.
Roscius a voulu déshériter son fils !
Pour quelle raison ?
– Je l’ignore.
– L’a-t-il déshérité ?
– Non.
– Qui l’en a empêché ?
– Il en avait l’intention.
– A qui l’a-t-il dit ?
– A personne.
Accuser ainsi, reprocher une chose qu’on ne peut pas prouver, qu’on n’essaye pas même de rendre probable, n’est-ce pas abuser de la justice, des lois, des tribunaux, pour servir son intérêt et sa cupidité ?
Nous savons tous, Erucius, qu’il n’existe aucune haine entre Sextus et vous.
Personne n’ignore pourquoi vous vous faites son accusateur ; on sait que l’appât du gain vous a séduit. Toutefois la crainte des juges et la loi Remmia (15) auraient dû ralentir un peu cette avidité si empressée.
XX. Il est utile que dans un Etat il y ait beaucoup d’accusateurs, afin que l’audace soit contenue par la crainte ; mais il ne faut pas qu’ils se jouent ouvertement du public. Un homme est innocent ; cependant l’innocence n’est pas toujours à l’abri de la suspicion.
C’est un malheur sans doute toutefois, sous un certain rapport, je puis pardonner à celui qui l’accuse. Si les faits qu’il allègue donnent lieu aux soupçons et à la défiance, on ne peut pas dire qu’il se fait un jeu de calomnier et de tourmenter ses semblables.
Ainsi donc nous souffrons sans peine qu’il y ait un grand nombre d’accusateurs, parce que, si l’on accuse un innocent, il peut être absous, et qu’un coupable ne peut être condamné, si on ne l’accuse pas.
Or, que l’innocence soit réduite quelquefois à se justifier, c’est un moindre mal que si le crime n’était jamais accusé. Des oies sont entretenues dans le Capitole aux dépens du public, des chiens y sont nourris, afin qu’ils avertissent les gardiens, si des voleurs se présentent.
Ces animaux ne connaissent pas les voleurs ; mais ils donnent l’alarme, lorsque, pendant la nuit, ils entendent quelqu’un s’introduire dans le Capitole ; et comme cette démarche est suspecte, leur erreur même, s’ils se trompent, est utile à la sûreté du temple.
Si les chiens aboyaient aussi, durant le jour, contre ceux qui viennent adorer les dieux, ils mériteraient qu’on les assommât, parce qu’ils seraient défiants, lorsqu’il n’y aurait aucun lieu au soupçon. Il en est de même des accusateurs parmi vous, les uns sont les oies qui crient sans faire de mal ; les autres sont les chiens, qui peuvent aboyer et mordre. Nous voyons qu’on a soin de vous nourrir (16) ; mais votre premier devoir est de vous jeter sur ceux qui le méritent : le peuple vous en saura gré.
Ensuite, si l’apparence du crime éveille vos soupçons, aboyez, si vous voulez : on peut encore vous le permettre. Mais si vous accusez un fils d’avoir tué son père, sans pouvoir dire ni pourquoi, ni comment il l’a tué ; si vous aboyez, sans que rien excite le soupçon, l’on ne vous assommera pas ; mais, ou je connais mal les juges qui nous écoutent, ou cette lettre, qui vous est tellement odieuse que vous avez toutes les lettres en aversion, vous sera imprimée sur le front, de manière que vous ne pourrez plus accuser que votre mauvaise fortune.
XXI. Excellent accusateur, quels faits avez-vous allégués contre moi ?
Quels soupçons avez-vous fait naître dans l’esprit des juges ?
Sextus a craint d’être déshérité !
– Pourquoi cette crainte ?
Personne ne le dit.
Son père était dans l’intention de le déshériter !
– Expliquez-vous ; je ne vois rien, ni celui que le père a consulté, ni celui qu’il a instruit de son projet, ni ce qui a pu vous induire à le soupçonner.
Accuser ainsi, Erucius, n’est-ce pas dire ouvertement : Je sais ce que j’ai reçu ; je ne sais pas ce que je dois dire ; j’ai cru, sur la foi de Chrysogonus, que l’accusé ne trouverait pas un seul défenseur ; qu’au temps où nous vivons, nul ne serait assez audacieux pour prononcer un mot sur la vente des biens et sur cette association.
Voilà l’erreur qui vous a jeté dans l’embarras où vous êtes.
Certes vous n’auriez pas ouvert la bouche, si vous aviez pensé qu’on dût vous répondre. Juges, vous avez remarqué peut-être avec quelle légèreté et quelle indécence il a prononcé son accusation.
Sans doute qu’après avoir jeté les yeux sur les bancs que nous occupons, il a demandé si tel ou tel de ces orateurs défendrait l’accusé. Il n’aura pas même pensé à moi, par la raison que je n’ai point encore parlé dans une cause publique.
Certain qu’il n’aurait pour adversaire aucun de ceux qui ont le talent et l’habitude de la parole, il s’est mis à l’aise. Vous l’avez vu s’asseoir, marcher, quelquefois même appeler un esclave, apparemment pour commander son repas.
En votre présence, en présence de cette assemblée respectable, il agissait comme s’il n’avait personne autour de lui.
XXII. Enfin il a conclu : il s’est assis : je me suis levé : il a semblé satisfait que ce ne fût pas un autre que moi. Pendant que je parlais, j’ai observé qu’il plaisantait et s’occupait de tout autre chose, jusqu’au moment où j’ai nommé Chrysogonus.
Tout à coup il s’est dressé : il a paru s’étonner. J’ai senti pourquoi : j’ai répété ce nom une seconde, une troisième fois. Alors des émissaires empressés n’ont cessé de passer et de repasser.
Sans doute ils allaient avertir Chrysogonus qu’il se trouve dans Rome un homme assez hardi pour résister à ses volontés ; que la cause est traitée autrement qu’il ne l’avait pensé ; que l’achat des biens est dévoilé et l’association très maltraitée ; que son crédit et sa puissance ne sont pas redoutés ; que les juges écoutent, et que le peuple s’indigne.
Vos espérances ont été déçues, et vous voyez, Erucius, que tout a changé de face ; que la cause de Sextus est plaidée, sinon avec éloquence, du moins avec courage.
Vous pensiez qu’il était abandonné ; on ose le défendre : que les juges le livreraient sans examen ; ils veulent prononcer un arrêt équitable. Faites donc reparaître cette habileté et cette prudence qui vous distinguèrent autrefois. Avouez-le, vous comptiez trouver ici des assassins et non des juges. Il est question d’un parricide, et l’accusateur n’a pas dit pourquoi un fils a tué son père.
Lorsqu’il s’agit d’un simple délit, de quelqu’une de ces contraventions qui sont communes et presque journalières, on examine avant tout quelle en a pu être la cause.
Erucius ne croit pas qu’on doive le faire quand il est question d’un parricide, d’un attentat, où, lors même qu’une foule de motifs paraissent se réunir et concourir ensemble, on ne croit pas légèrement, on ne se décide pas sur de faibles conjectures, on n’écoute pas un témoin incertain ; les talents de l’accusateur ne déterminent pas l’opinion des juges ; il est nécessaire qu’on prouve que plusieurs crimes ont précédé ce crime, et que l’accusé est un homme perdu de mœurs ; qu’on montre en lui une audace extrême : que dis-je ?
L’excès de la fureur et de la démence : cela ne suffit pas encore ; il faut qu’il existe des traces manifestes du crime, et qu’on voie en quel lieu, de quelle manière, par quel bras, en quel temps il a été commis.
Si ces preuves ne sont en grand nombre, si elles ne sont évidentes, on ne peut se résoudre à croire une action aussi impie, aussi atroce, aussi abominable.
En effet, les droits de l’humanité sont bien puissants ; les liens du sang ont une grande force ; la nature elle-même repousse ces horribles soupçons. C’est assurément le plus monstrueux de tous les prodiges, qu’un être revêtu de la forme humaine soit assez féroce pour ravir la lumière à qui lui donna le jour, tandis que les monstres des forêts s’attachent par instinct aux animaux qui leur ont donné la vie et la nourriture.
XXIII. On rapporte qu’il y a quelques années, T. Célius, citoyen honnête de Terracine, s’étant retiré le soir dans une chambre avec ses deux fils, alors adolescents, fut trouvé le lendemain égorgé dans son lit.
Nul homme libre ou esclave ne pouvait être soupçonné de cet assassinat ; les jeunes gens, qui avaient passé la nuit auprès de lui, disaient ne s’être aperçus de rien : ils furent accusés de parricide.
Assurément les soupçons étaient fondés.
Quelle apparence que ni l’un ni l’autre n’eussent rien aperçu ?
Qu’un homme eut risqué de s’introduire dans cette chambre, surtout au moment où il pouvait être aisément entendu et repoussé par les deux jeunes gens qui s’y trouvaient avec leur père ?
Ajoutez enfin que les soupçons ne pouvaient tomber sur aucun autre. Cependant, après que les juges se furent assurés qu’en ouvrant les portes on les avait trouvés endormis, ils furent renvoyés absous.
On n’imaginait pas qu’un homme après avoir violé toutes les lois divines et humaines par le plus horrible des forfaits, pût aussitôt se livrer au sommeil, parce que ceux qui ont commis un tel attentat, loin de pouvoir reposer sans inquiétude, ne peuvent même respirer sans frayeur.
XXIV. Nous lisons dans les poètes, que pour venger un père, des fils ont puni eux-mêmes une mère criminelle. Ils ne l’ont fait que pour obéir à l’ordre et aux oracles des dieux immortels : cependant, vous voyez comme les Furies les poursuivent, sans permettre qu’ils s’arrêtent en aucun lieu, parce qu’ils ont outragé la nature, alors même qu’ils l’ont vengée ?
Oui, telle est la force du sang paternel et maternel, telle est l’intimité de ses liens, telle est la sainteté de ses droits, que celui qui s’est souillé d’une seule goutte de ce sang précieux, n’en peut jamais effacer la tache : elle pénètre jusqu’à l’âme ; elle y porte un trouble et un délire affreux.
Car, ne croyez pas que les impies et les scélérats soient, comme vous le voyez sur nos théâtres, poursuivis en effet, qu’ils soient effrayés par les torches ardentes des Furies. Le crime du coupable et ses propres terreurs font son plus cruel supplice.
Ce sont ses forfaits qui l’agitent et qui troublent sa raison ; ce sont les remords cuisants et les cris de sa conscience qui jettent l’épouvante dans son âme.
Voilà les Furies qui s’attachent aux impies, qui les suivent partout, et qui vengent, jour et nuit la nature outragée par des fils scélérats. L’énormité de ce crime fait qu’il n’est pas croyable, à moins qu’il ne soit presque évident, et qu’on ne voie dans l’accusé une jeunesse livrée au vice, une vie souillée d’opprobres, des dépenses prodiguées pour la débauche et l’infamie, une audace effrénée, une inconséquence de conduite qui tienne de la folie. Il faut encore qu’on aperçoive la haine du père, la crainte de l’animadversion paternelle, des amis sans honneur et sans foi, des esclaves complices, un moment favorable, un lieu propre au crime. J’oserais dire qu’avant de croire un forfait si horrible, si atroce, si exécrable, il faut que les juges voient les mains du fils fumantes du sang de son père : d’où l’on peut conclure que moins ce forfait est croyable quand il n’est pas démontré, plus on doit sévir contre le coupable lorsqu’il est convaincu.
XXV. Aussi parmi plusieurs institutions qui prouvent que nos ancêtres l’ont emporté sur le reste des nations par les lumières et la sagesse, autant que par la force des armes, ce qui le démontre surtout, c’est qu’ils ont inventé contre les parricides un supplice extraordinaire. Observez combien à cet égard ils se sont montrés supérieurs aux hommes mêmes qu’on a regardés comme les plus sages chez tous les autres peuples.
La sagesse d’Athènes, dans les temps de sa gloire, a été vantée par tous les siècles ; et Solon, qui dicta les lois que cette ville suit encore, a été le plus sage des Athéniens. On lui demandait pourquoi il n’avait pas établi de peines contre le parricide : J’ai pensé, dit-il, que ce crime ne se commettrait pas.
On a loué sa prudence, de ce qu’il n’avait rien prononcé contre un attentat jusqu’alors sans exemple, dans la crainte que la loi qui le défendrait n’en fit naître l’idée. Oh !
Combien nos ancêtres ont été plus sages ! Persuadés qu’il n’est point de terme qu’on puisse prescrire à l’audace, ils ont imaginé un supplice réservé aux seuls parricides, afin que la rigueur du châtiment détournât du crime ceux que la nature ne pourrait retenir dans le devoir. Ils ont voulu qu’ils fussent cousus vivants dans un sac de cuir, et jetés ainsi dans le Tibre.
XXVI. O sagesse admirable ! Ne semblent-ils pas les avoir séparés de la nature entière, en leur ravissant à la fois le ciel, le soleil, l’eau et la terre, afin que le monstre qui aurait ôté la vie à l’auteur de ses jours ne jouît plus d’aucun des éléments qui sont regardés comme le principe de tout ce qui existe ?
Ils n’ont pas voulu que les corps des parricides fussent exposés aux bêtes, dans la crainte que, nourries de cette chair impie, elles ne devinssent elles-mêmes plus féroces ; ni qu’ils fussent jetés nus dans le Tibre, de peur que portés à la mer, ils ne souillassent ses eaux destinées à purifier toutes les souillures. En un mot, il n’est rien dans la nature ni de si vil ni de si vulgaire, dont ils leur aient laissé aucune jouissance.
Qu’y a-t-il en effet qui soit plus de droit commun, que l’air pour les vivants, la terre pour les morts, la mer pour les corps qui flottent sur les eaux, le rivage pour ceux que les flots ont rejetés ?
Eh bien ! ces malheureux achèvent de vivre, sans pouvoir respirer l’air du ciel ; ils meurent, et la terre ne touche point leurs os ; ils sont agités par les vagues, et n’en sont point arrosés ; enfin rejetés par la mer, ils ne peuvent, après leur mort, reposer même sur les rochers (17).
En dénonçant un crime contre lequel on a inventé un supplice effroyable, croyez-vous, Erucius, convaincre des juges tels que les nôtres, lorsque vous n’alléguez pas même la cause d’un tel attentat ?
Quand vous accuseriez Sextus devant les acquéreurs de ses biens, présidés par Chrysogonus lui-inême, vous auriez dû vous préparer avec plus de soin.
Ne voyez-vous pas quel est l’état de la question, et quels sont nos juges ?
Il s’agit d’un parricide, d’un forfait qu’on ne peut commettre sans un grand nombre de motifs ; et nous parlons devant les hommes judicieux, qui savent qu’on ne commet pas sans motif la faute même la plus légère.
XXVII. Eh bien ! vous n’en pouvez produire aucun : c’en est assez pour assurer le triomphe de ma cause. Cependant je n’userai pas de tout mon droit, et sûr de l’innocence de Sextus, je vous accorderai dans cette cause ce que je ne vous accorderais dans aucune autre. Je ne demande plus pourquoi il a tué son père ; je demande comment il l’a tué.
Oui, Erucius, voilà ce qu’il faut nous dire, et je vous permets ici de répondre, d’interrompre, et même d’interroger, si vous voulez.
Comment l’a-t-il tué ?
A-t-il frappé lui-même ?
A-t-il employé des bras étrangers ?
Si vous prétendez qu’il l’a tué lui-même, il n’était pas à Rome. Si vous dites qu’il l’a fait égorger par d’autres, est-ce par des esclaves ou par des hommes libres ?
Sont-ce des hommes d’Amérie comme lui, ou quelques-uns des brigands dont Rome est infestée ?
S’ils sont d’Amérie, faites-les connaître : pourquoi ne les pas nommer ?
S’ils sont de Rome, d’où Roscius les avait-il connus, lui qui depuis longtemps n’est pas venu à Rome, et qui n’y séjourna jamais plus de trois jours ?
En quel lieu s’est-il concerté avec eux ?
Auquel a-t-il parlé ?
Par quel moyen les a-t-il séduits ?
A-t-il donné de l’argent ?
A qui, par qui l’a-t-il donné ?
D’où l’avait-il ? Quelle était la somme ?
N’est-ce pas en suivant ces traces qu’on remonte à la source du crime ?
Et rappelez-vous en même temps sous quelles couleurs vous avez peint la vie de Sextus.
C’est, disiez-vous, un homme sauvage et grossier, il n’a jamais eu de commerce avec personne ; jamais il n’a quitté ses champs.
Je pourrais observer, et ce serait une des plus fortes présomptions en sa faveur, que des mœurs champêtres, qu’une nourriture frugale, que cette vie simple et austère, ne s’accordent guère avec de tels attentats.
Toutes les espèces d’arbres et de grains ne se rencontrent pas dans toutes les terres, de même tous les genres de vie ne produisent pas tous les genres de crime. C’est à la ville que naît le luxe : le luxe produit nécessairement la cupidité, et la cupidité enfante l’audace, qui est elle-même la mère de tous les crimes et de tous les forfaits.
La vie champêtre, cette vie que vous nommez sauvage, est l’école de l’économie ; elle inspire le goût du travail et l’amour de la justice.
Mais je supprime ces réflexions.
XXVIII. Je demande seulement par quels hommes cet homme qui, d’après vous-même, n’eut jamais de commerce avec les hommes, a-t-il fait commettre, étant absent de Rome, ce crime si horrible et dont le secret était si important pour lui ? Il y a souvent des accusations fausses, mais elles sont étayées du moins par quelques soupçons. Si l’on trouve ici l’ombre même d’un soupçon, je conviendrai que Sextus est coupable.
Roscius a été tué à Rome, pendant que son fils était dans ses biens d’Amérie. Ce fils aura sans doute écrit à quelque assassin, lui qui ne connaissait personne à Rome.
Il aura fait venir un assassin, mais dans quel temps ?
Il aura envoyé un exprès : quel est cet exprès ?
A qui l’a-t-il envoyé ?
Quels ont été ses moyens de séduction ?
L’argent, les caresses, l’espérance, les promesses ?
Rien de tout cela ne peut même être supposé ; et dans cette cause, cependant, il s’agit d’un parricide. Il faut donc qu’il ait employé des esclaves.
O sort vraiment déplorable !
Dans une accusation de cette nature, la ressource ordinaire des innocents est d’offrir leurs esclaves pour qu’ils soient interrogés. Cette ressource est interdite à Sextus. Vous qui l’accusez, vous avez tous ses esclaves en votre pouvoir : il en possédait un grand nombre ; il ne lui en reste pas un seul pour l’aider dans les besoins de la vie. Scipion, Métellus, j’invoque ici votre témoignage.
Plusieurs fois par votre entremise, Sextus a demandé aux adversaires deux esclaves de son père afin qu’ils fussent interrogés. Vous souvenez-vous, Titus, que vous les avez refusés ?
Ces esclaves, où sont-ils ?
A la suite de Chrysogonus. Il a des égards pour eux ; il les comble de bontés. Je demande de nouveau qu’ils soient interrogés ;
Sextus vous en conjure, il vous en supplie : pourquoi les refusez-vous ?
Hésitez encore, si vous le pouvez, citoyens, à nommer l’assassin ; balancez entre l’homme que la mort de Roscius livre à l’indigence et à des périls de toute espèce, à qui l’on ne permet pas même d’informer sur la mort de son père, et ceux qui éludent les informations, qui possèdent les biens, qui vivent dans le meurtre et par le meurtre.
Cette cause est un tissu d’horreurs et d’indignités ; mais qu’un fils n’ait pas la liberté d’interroger les esclaves de son père, sur la mort de son père ; que ses esclaves ne soient pas laissés en son pouvoir jusqu’à ce qu’ils aient été interrogés sur le meurtre de son père, c’est le comble de l’injustice et de la cruauté.
Je traiterai bientôt cette partie de ma cause ; car tout ceci concerne les Roscius, et j’ai promis de parler de leur audace, après que j’aurai détruit les imputations de l’accusateur.
XXIX. Je reviens à vous, Erucius. Il faut que vous conveniez avec moi que Sextus, s’il est coupable, a lui-même commis le crime, ce que vous niez, ou qu’il l’a fait commettre par des hommes libres ou par des esclaves.
Vous ne pouvez pas montrer comment il a pu se concerter avec des hommes libres ; par quel moyen, en quel lieu, par quels agents, par quelles promesses ou par quel salaire il a pu les séduire.
Et moi, je prouve qu’il n’a rien fait, qu’il n’a rien pu faire de tout cela, parce qu’il n’est pas venu à Rome depuis plusieurs années, et qu’il n’est jamais sorti de ses biens sans une cause légitime. Repoussé dans toutes vos allégations, il ne vous restait plus qu’à citer les esclaves : c’était un dernier port qui semblait vous être offert. Vous n’y trouvez qu’un écueil où se brise votre accusation, et qui renvoie tous les soupçons contre vous-même.
Quel est donc enfin, dans cette indigence de preuves, le dernier recours de l’accusateur ? C’était un temps, dit-il, où l’on tuait impunément ; ainsi, vu le nombre des sicaires, vous n’avez pas eu de peine à faire commettre ce meurtre. A merveille, Erucius. Il me semble que, payé pour une seule chose, vous voulez en faire deux à la fois : nous immoler par le glaive des lois, et accuser en même temps ceux qui vous salarient. Que dites-vous ?
On tuait partout. Eh !
Qui donc ordonnait, qui donc exécutait les meurtres ?
Oubliez-vous que ceux qui vous emploient sont des acquéreurs ?
Et ne savons-nous pas qu’alors les acquéreurs et les égorgeurs étaient les mêmes ?
En un mot, ceux qui, jour et nuit, couraient armés dans toutes les rues, ceux qui ne sortaient pas de Rome, qui vivaient sans cesse dans le pillage et le sang, reprocheront-ils à Sextus les atrocités de ces temps désastreux ?
Cette foule d’assassins dont ils étaient eux-mêmes les chefs et les guides, sera-t-elle imputée à Sextus, qui n’était pas à Rome, qui même ignorait ce qui se passait à Rome, puisque, de votre propre aveu, il a toujours vécu à la campagne?
Juges, ce serait abuser de votre patience et paraître me défier de vos lumières, que d’insister plus longtemps sur des choses aussi évidentes. Je crois avoir détruit victorieusement l’accusation d’Erucius : car sans doute vous n’attendez pas que je réfute ce qu’il lui a plu d’avancer au sujet du péculat et d’autres chimères semblables ; griefs nouveaux et dont nous n’avions point entendu parler jusqu’à ce moment. J’ai pensé que c’étaient quelques lambeaux d’un discours qu’il prépare contre un autre accusé, tant ils sont étrangers à une cause de parricide, et à la personne de celui que je défends.
A des allégations sans preuve, une dénégation suffit. S’il réserve quelque chose pour les témoins, il nous trouvera aussi dans cette partie, comme dans tout le reste, mieux préparés qu’il ne le croyait.
XXX. Maintenant je deviens accusateur : il me faut tout le sentiment de mes devoirs pour m’y déterminer.
Si j’accusais par goût et par calcul, j’attaquerais d’autres hommes dont l’importance me pourrait donner de la célébrité ; ce que je ne voudrai jamais faire, tant que je pourrai m’en dispenser. En effet, l’homme vraiment digne de nos hommages est, selon moi, celui qui s’est élevé par son propre mérite, et qui n’a point fondé sa grandeur sur l’infortune et la ruine des autres.
Sortons enfin de ces discussions, qui ne peuvent rien nous apprendre.
Cherchons le crime où il est ; suivons-en toutes les traces. Vous allez connaître, Erucius, quelle foule de présomptions appuie une accusation réelle et positive.
Cependant je ne dirai pas tout, et je ne ferai qu’effleurer chaque objet. Je me tairais même, si je n’étais contraint de parler ; et ce qui prouvera que je parle à regret, c’est que je n’irai pas plus loin que ne l’exigeront l’intérêt de Sextus et la fidélité de mon ministère.
Vous ne trouviez pas un seul motif dans Sextus, et moi j’en trouve plusieurs dans Titus ; car c’est vous, Titus, que j’accuse, parce que vous êtes assis sur ce banc, et que vous vous déclarez ouvertement notre adversaire. Par la suite, je m’occuperai de Capiton, s’il se présente comme témoin, ainsi qu’on l’annonce : il entendra parler de ses autres exploits, dont il ne soupçonne pas même que je sois instruit.
Le célèbre Cassius (18), que le peuple romain regardait comme le juge le plus intègre et le plus éclairé, s’attachait dans les causes à reconnaître à qui l’action avait été profitable. En effet, tels sont les hommes ; nul d’eux ne se porte à faire le mal sans intérêt.
Les accusés redoutaient de l’avoir pour juge, parce que, quel que fût son amour pour la justice, il semble être par lui-même plus porté à la rigueur que sensible à la pitié. Pour moi, quoique ce tribunal soit présidé par un homme dont le courage sait braver l’audace, et que sa vertu dispose à l’indulgence, je consentirais volontiers à défendre Sextus devant Cassius lui-même, présidant ces juges austères, dont le seul nom fait encore pâlir les accusés.
XXXI. En effet, quand ils verraient dans cette cause les accusateurs en possession d’une fortune immense, et Sextus réduit à la misère, ils ne chercheraient pas à qui l’action a été profitable ; à l’instant même tous les soupçons se dirigeraient plutôt sur l’opulence des accusateurs que sur l’indigence de l’accusé. Mais si l’on ajoutait de plus que vous étiez pauvre avant ce crime, que vous étiez un homme cupide, audacieux, l’ennemi déclaré de celui qui a été assassiné, faudrait-il chercher encore si vous aviez des raisons pour commettre ce meurtre ?
Or est-il rien, dans tout ce que j’énonce ici, qui puisse être contesté ?
La pauvreté de cet homme est extrême ; elle est publique ; elle se montre d’autant plus qu’on prend plus de soin pour la dissimuler. Titus, vous avez mis votre cupidité en évidence, en vous associant à un étranger pour dépouiller un compatriote et un parent.
Mille preuves attestent votre audace ; je n’en produirai qu’une : c’est que, dans toute votre société, c’est-à-dire parmi un si grand nombre de sicaires, nul autre que vous seul n’a osé prendre place sur le banc des accusateurs, et se montrer, s’offrir même aux regards du public. Enfin, vous ne pouvez disconvenir que vous n’ayez été l’ennemi de Roscius, et qu’il n’ait existé entre Roscius et vous de grands démêlés d’intérêt.
Juges, la mort de Roscius a procuré des richesses à Titus ; elle a ravi à Sextus tout ce qu’il possédait. Avant l’assassinat, Titus était pauvre ; après l’assassinat, Sextus s’est vu réduit à la plus affreuse indigence. L’un poursuit ses parents avec fureur, pour assouvir sa cupidité ; l’autre, toujours désintéressé dans sa conduite, ne fit jamais d’autre gain, et ne connut jamais d’autre revenu que les produits de son travail.
Le premier est le plus audacieux des acquéreurs ; l’autre, qui ne connaît ni le forum ni les tribunaux, redoute les procès et même l’approche de Rome ; et pour dire encore plus, Titus fut l’ennemi de Roscius, Sextus est son fils : lequel doit être présumé son assassin ?
XXXII. Erucius, si vous aviez trouvé contre l’accusé tant et de si fortes présomptions, quels seraient votre triomphe et l’insolence de vos interminables discours ?
Certes le temps vous manquerait plus tôt que les paroles. En effet, chaque article suffirait pour consumer des journées entières. Je pourrais parler aussi longtemps que vous ; car, encore que je sente la faiblesse de mon talent, je ne porte pas la modestie jusqu’à croire mon esprit plus stérile que le vôtre. Mais peut-être, vu la multitude des défenseurs, resterai-je confondu dans la foule ; et vous, grâce à une nouvelle bataille de Cannes, vous occupez un des premiers rangs parmi les accusateurs.
Combien nous en avons vu périr auprès du lac, non de Trasimène, mais de Servilius (19) !
Eh ! Qui put échapper alors au fer des Phrygiens ? (20)
Il est inutile de les dénombrer ici, de citer ces vétérans des tribunaux, les Curtius, les Marius, les Memmius, enfin cet autre Priam, le vieux Antistius, à qui l’âge et même les lois ne permettaient plus l’usage des armes (21).
Avec eux ont succombé mille autres gens obscurs et oubliés, qui accusaient les assassins et les empoisonneurs. Quant à moi, je voudrais qu’ils vécussent tous : car ce n’est pas un mal qu’il y ait un grand nombre de chiens partout où il y a beaucoup de gens à observer, et beaucoup de choses à garder.
Mais, dans le désordre de la guerre, il se commet bien des crimes à l’insu des généraux. Pendant que le chef suprême s’occupait d’autres soins, les scélérats travaillaient pour eux-mêmes ; et comme si une nuit éternelle se fût répandue sur la république, ils s’agitaient dans les ténèbres et mettaient tout en confusion. Je m’étonne qu’après avoir égorgé les accusateurs et les juges, ils n’aient pas aussi brûlé les tribunaux, afin qu’il ne restât aucun vestige des jugements. Heureusement leurs excès furent trop publics : il n’était pas en leur pouvoir d’exterminer tous les témoins.
Tant que le genre humain subsistera, des accusateurs s’élèveront contre eux ; tant que Rome vivra, les jugements s’exerceront. Au surplus, si Erucius, comme je l’ai déjà dit, trouvait dans sa cause tous les moyens que je viens de vous exposer, il pourrait les développer fort au long ; je le pourrais aussi : mais, je le répète, mon intention est de traiter légèrement et d’effleurer chaque objet : je veux prouver à tous que si je forme une accusation, c’est que l’intérêt de mon client m’en impose le devoir.
XXXIII. Je vois donc que beaucoup de motifs pouvaient déterminer Titus. Voyons à présent s’il a eu des facilités pour exécuter ce crime.
Où Roscius a-t-il été tué ?
A Rome. Eh bien ! Titus, où étiez-vous alors ?
A Rome. Qu’importe ?
Direz-vous ; bien d’autres y étaient comme moi. Cela est vrai : aussi ne cherchons-nous pas à découvrir dans la foule des habitants lequel a tué Roscius ; nous examinons de quel côté est la vraisemblance. Roscius a été tué à Rome. Vous résidiez alors à Rome ; et depuis très longtemps. Sextus ne s’est pas même approché de cette ville. La vraisemblance est contre vous.
Examinons aussi les autres facilités. Rome alors était remplie d’assassins, je répète ce qu’a dit Erucius, et les meurtres s’y commettaient impunément. Eh bien ! quels étaient ces assassins ?
C’étaient, ce me semble, ou ceux qui s’occupaient à saisir les dépouilles, ou les brigands soudoyés par eux pour commettre les meurtres. Si vous parlez des premiers, vous êtes de ce nombre, puisque nos richesses sont devenues les vôtres.
Si vous entendez les hommes que des personnes indulgentes appellent exécuteurs des proscriptions, cherchez quel est leur protecteur et leur appui : croyez-moi, vous trouverez quelqu’un de vos associés. Ensuite mettez dans une même balance nos moyens de défense, et vos réponses à nos objections ; l’on verra facilement quelle différence existe entre la cause de Sextus et la vôtre.
Vous direz : Que peut-on conclure de ce que je restais constamment à Rome ? Je répondrai : Moi, je n’y étais jamais. – J’avoue que j’étais un acquéreur de domaines confisqués (22).
Tant d’autres l’ont été ! – Mais moi, j’étais, ainsi que vous me le reprochez vous-même, un cultivateur, un homme des champs. – Pour avoir été en société avec des assassins, suis-je un assassin ? –
Mais moi, qui ne connus jamais un seul de ces misérables, une telle inculpation ne peut absolument m’atteindre. Je pourrais ajouter beaucoup d’autres choses qui prouveraient que vous aviez tous les moyens de commettre ce crime ; je m’arrête, parce que je ne vous accuse vous-même qu’à regret.
D’ailleurs, et cette raison surtout m’engage au silence, si je dévoilais tous les meurtres de cette nature, je paraîtrais peut-être vouloir faire le procès à de nombreux coupables.
XXXIV. Voyons à présent ce que vous avez fait après la mort de Roscius.
Vos démarches sont si connues, si publiques, que c’est avec peine que je m’arrête sur ces détails. En effet, quels que soient vos torts, je crains qu’on ne me soupçonne de n’avoir voulu sauver Sextus que pour vous perdre vous-même. Toutefois cette crainte et ce désir de vous épargner, autant que mon devoir pourrait me le permettre, font place à l’indignation, quand je pense à l’excès de votre impudence.
Vos complices fuyaient ; ils se cachaient, afin que le public ne les voyant pas, on pût lui faire prendre le change sur la nature de la cause : et vous seul osez paraître et vous placer auprès de l’accusateur ! et vous avez sollicité ce rôle odieux ! Vous n’y gagnerez rien que d’avoir fait connaître à l’univers entier votre audace et votre effronterie.
Roscius a été tué : qui porte dans Amérie la nouvelle de sa mort ?
Mallius Glaucia, votre client et votre ami. Pourquoi lui plutôt que tout autre ? Si vous n’aviez formé d’avance aucun projet contre la vie et les biens de Roscius, si vous n’étiez associé avec personne pour le crime, et pour le prix du crime, cet événement ne vous intéressait en aucune manière. Pourquoi Glaucia vient-il l’annoncer ?
– Il l’a fait de lui-même.
– Or, je le demande, quel intérêt y prenait-il ?
ira-t-on que d’autres affaires l’amenaient dans Amérie, et que, par l’effet du hasard, il a publié le premier ce qu’il avait appris à Rome ?
Quelles étaient ces affaires ?
Je ne puis deviner, dites-vous. Je vais si bien éclaircir la chose, qu’il n’y aura rien à deviner. Pour quelle raison a-t-il d’abord porté cette nouvelle à Capiton plutôt qu’à la femme et aux enfants de Roscius, plutôt qu’à ses parents et à ses alliés qui avaient vécu avec lui dans la meilleure intelligence ?
Pourquoi, dis-je, ce Glaucia, votre client, qui apportait la nouvelle de votre crime, l’a-t-il annoncé précisément à Capiton ?
Roscius a été tué en revenant de dîner, et dès avant le jour on l’a su dans Amérie. Que signifie cette course incroyable, cette célérité, cette précipitation extraordinaire ?
Je ne demande pas qui l’a frappé. Ne craignez rien, Glaucia ; je ne vous fouille pas ; je ne cherche pas si vous aviez quelque arme sur vous. Je trouve celui qui a commandé le meurtre ; peu m’importe la main qui l’a commis. Je m’en tiens à ce qui est démontré par des faits évidents. En quel lieu et par qui Glaucia a-t-il été informé ?
Comment a-t-il été si promptement instruit ?
Supposons qu’il l’ait su au moment même : pourquoi faire tant de chemin en une seule nuit ?
S’il allait à Amérie pour ses affaires, quelle nécessité de partir de Rome à cette heure, sans donner au sommeil un seul instant de la nuit ?
A des indices aussi manifestes, est-il besoin de joindre des raisonnements et des conjectures ?
XXXV. Juges, ne vous semble-t-il pas voir de vos propres yeux tout ce que vous venez d’entendre ?
N’apercevez-vous pas l’infortuné Roscius retournant chez lui sans défiance ?
Ne voyez-vous pas les embûches dressées ?
L’attaque brusque et soudaine ?
Mallius au milieu des assassins ?
Titus présent, et de ses propres mains plaçant sur un char cet autre Automédon, qui va porter la nouvelle de son horrible victoire ?
Il le conjure de veiller la nuit entière, de travailler pour la gloire de son maître, et d’instruire Capiton le plus tôt qu’il sera possible.
Pourquoi veut-il que Capiton soit instruit le premier ?
Je l’ignore. Je vois seulement que Capiton a été admis au partage ; je vois que trois des plus riches domaines sont devenus sa propriété. Je sais d’ailleurs que ce n’est pas la première fois que des soupçons de cette nature tombent sur Capiton ; qu’il s’est déjà signalé par plusieurs coups fameux, que cependant la palme doit être, adjugée à ce dernier exploit ; qu’il n’est aucune manière de tuer les gens qu’il n’ait mise plusieurs fois en usage ; qu’il a employé le fer contre les uns, le poison contre les autres. Je peux même citer un homme qu’au mépris des usages de nos ancêtres, il a précipité du haut du pont dans le Tibre, quoiqu’il n’eût pas soixante ans(23).
Je dévoilerai ces faits, s’il paraît, ou plutôt quand il paraîtra ; car je sais que tel est son dessein. Qu’il vienne seulement ; qu’il déroule ce recueil volumineux dont je puis prouver que toutes les lignes ont été tracées par la main d’Erucius. On dit qu’il a menacé Sextus de déposer, sous la foi du serment, tous les faits qui s’y trouvent contenus. Admirable témoin ! autorité imposante !
O combien l’honnêteté d’un tel caractère doit obtenir la confiance et déterminer les suffrages du tribunal ! Certes, leurs crimes ne paraîtraient pas dans un si grand jour, si la cupidité, l’avarice et l’audace ne les avaient pas aveuglés eux-mêmes.
XXXVI. L’un, à l’instant du meurtre, se hâte d’envoyer un courrier à son associé et à son maître. En vain chacun affecterait de méconnaître l’auteur du crime ; il se dénonce lui-même à tout l’univers. L’autre, grands dieux !
S’apprête à déposer même contre Sextus, comme s’il était question de juger si l’on doit croire ce qu’il aura dit, ou punir ce qu’il aura fait.
Chez nos ancêtres, les citoyens les plus respectables ne pouvaient être témoins dans leur propre cause, même pour les faits du plus léger intérêt. Scipion l’Africain, dont le surnom atteste qu’il a conquis une des trois parties du monde, n’aurait pas déposé dans une affaire qui lui aurait été personnelle. J’ose à peine le dire d’un si grand homme ; mais s’il l’avait fait, son témoignage n’aurait été d’aucune valeur.
Oh ! que les temps sont changés !
Et combien tout est dégénéré ! Il est question d’une spoliation et d’un meurtre ; et l’on entendra comme témoin le spoliateur et le meurtrier, c’est-à-dire celui qui est l’adjudicataire et le possesseur de ces mêmes biens dont il s’agit ici, et qui a fait égorger l’homme dont on poursuit les assassins.
Eh bien ! Honnête Titus, qu’avez-vous à répondre ?
Pesez toutes mes paroles, et tenez-vous sur vos gardes : cette affaire peut avoir des suites funestes. Vos crimes sont connus ; des faits sans nombre attestent votre audace et votre perversité ; mais ce qui prouve surtout l’absence de toute raison, c’est cette démarche qu’assurément Erucius n’a pas conseillée. Pourquoi paraître ici ?
Un accusateur muet, un témoin qui se lève du banc de l’accusateur, n’obtiennent aucune confiance. D’ailleurs votre cupidité aurait été un peu plus secrète et plus cachée. A présent qu’a-t-on besoin de vous entendre, quand l’un et l’autre vous semblez, dans tout-ce que vous faites, prendre à tâche de nous servir nous-mêmes contre vous ?
Reprenons la suite des événements.
XXXVII. Quatre jours après le meurtre de Roscius, cette nouvelle parvient à Chrysogonus, au camp de Sylla, près de Volaterre. On demande encore ici, qui envoya le courrier ?
N’est-il pas évident que c’est le même qui avait envoyé celui d’Amérie ?
A l’instant Chrysogonus fait procéder à la vente des biens, lui qui ne connaissait ni la personne ni la fortune de Roscius. Mais comment lui est-il venu dans la pensée de convoiter les propriétés d’un homme qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait jamais vu ?
Juges, en de pareilles occasions, vous vous dites à vous-mêmes : il faut absolument qu’un habitant de la ville ou qu’un homme des environs ait parlé. Ce sont eux qui donnent ces indications ; c’est le plus souvent par eux qu’on est décelé. Vous n’avez à former ici aucun soupçon de cette nature ; car je ne vous dirai pas : Il est vraisemblable que les Roscius ont donné ces informations à Chrysogonus ; dès longtemps ils sont liés avec lui ; les Roscius ont négligé tous les amis de leur famille, ils ont cessé de cultiver et d’honorer leurs anciens patrons, pour devenir les protégés et les clients de Chrysogonus.
En raisonnant ainsi, je dirais la vérité, mais dans cette cause nous n’en sommes pas réduits aux conjectures. Ils ne nient pas, j’en suis certain, que c’est à leur instigation que Chrysogonus s’est mis en possession des biens. Si je vous fais voir de vos propres yeux celui qui a reçu le prix de la dénonciation, pourrez-vous encore méconnaître le dénonciateur ?
Or, à qui Chrysogonus a-t-il fait part de ces biens ? –
Aux deux Roscius.
– A qui encore ? – A nul autre.
Peut-on douter que la proie n’ait été offerte à Chrysogonus par ceux qui ont reçu de lui une portion de la proie ?
Considérons à présent ce qu’en a jugé Chrysogonus lui-même. Si dans ce combat les deux Roscius n’avaient pas rendu quelque service essentiel, pourquoi les a-t-il si magnifiquement récompensés ?
S’ils n’ont fait que l’informer du meurtre, n’était-ce pas assez de les remercier, ou tout au plus, pour agir très généreusement, de leur accorder une gratification ?
Pourquoi trois domaines si riches sont-ils à l’instant même donnés à Capiton ? Pourquoi Titus possède-t-il tous les autres en commun avec Chrysogonus ?
N’est-il pas évident que, bien instruit des faits, Chrysogonus a reconnu leurs droits à cette portion du butin ?
XXXVIII. Capiton se transporte au camp avec les autres députés d’Amérie. Par cette députation même, connaissez la vie entière, le caractère et la moralité de cet homme.
Si vous ne voyez clairement qu’il n’est pas de devoirs, de droits si saints, si respectables qu’ils puissent être, que ce fourbe et ce traître n’ait violés et profanés, prononcez qu’il est un très honnête homme. Il empêche que Sylla ne soit instruit des faits ; il révèle à Chrysogonus les desseins et les intentions de ses collègues ; il l’avertit de prendre ses précautions pour que l’affaire ne s’ébruite pas ; il lui fait voir que si la vente est annulée, il perdra une fortune immense et que lui-même courra risque de la vie. Il excite celui-ci ; il trompe ceux-là : il avertit le premier de se tenir sur ses gardes ; il abuse les autres par de fausses espérances ; il se concerte avec Chrysogonus pour tromper les députés ; il trahit les députés en découvrant leurs projets à Chrysogonus : il stipule la somme qui lui sera remise, et toujours prétextant quelque occupation de Sylla, il ferme aux autres tout accès auprès du dictateur.
Enfin, grâce à ses sollicitations, à ses conseils, à ses résistances, les députés ne parviennent point jusqu’à Sylla. Trompés par leur confiance, disons mieux, par sa perfidie, comme ils l’attesteront eux-mêmes, si l’accusateur veut les interroger (24), au lieu d’une réponse positive, ils emportèrent une fausse espérance.
Dans les transactions privées, tout mandataire qui, pour son intérêt ou son avantage personnel, avait, je ne dis pas trahi, mais négligé les intérêts de son commettant, était regardé, chez nos ancêtres, comme coupable d’une action infâme.
Aussi nos lois punissent-elles l’infidélité du mandataire aussi honteusement que le vol. La raison en est sans doute que, dans les affaires que nous ne pouvons conduire nous-mêmes, la fidélité de nos amis nous remplace et supplée à notre impuissance.
Violer cette fidélité, c’est détruire l’asile commun de tous les hommes ; c’est troubler, autant qu’il est en soi, l’harmonie de la société. En effet, nous ne pouvons tout faire par nous-mêmes, et les uns ont des moyens que les autres n’ont pas : les amitiés se forment afin que le bonheur général résulte de la réciprocité des services. Pourquoi accepter un mandat, si vous devez le négliger ou le tourner à votre avantage ?
Vous vous offrez à moi, et c’est pour me trahir !
C’est pour me nuire en feignant de m’obliger ! Eloignez-vous, j’aurai recours à un autre. En me promettant vos services, vous vous chargez d’un fardeau que vous pensez être en état de soutenir ; et la dette que vous contractez, l’honneur vous fait un devoir de l’acquitter. L’abus de confiance est donc un délit infamant, parce qu’il viole les deux choses les plus sacrées, l’amitié et la bonne foi ; car on ne commet guère ses intérêts qu’à un ami, et l’on ne se confie qu’à celui que l’on croit fidèle. C’est une double perversité que de violer l’amitié, et de tromper tout ensemble un homme qui n’aurait éprouvé aucun dommage, s’il n’avait mis en vous sa confiance.
XXXIX. Quoi ! Dans les plus petites choses, un mandataire infidèle est flétri par les tribunaux et dans une affaire de cette importance, quand un homme chargé de rétablir la mémoire du père et la fortune du fils, déshonore l’un et dépouille l’autre, cet homme sera compté au nombre des honnêtes gens ?
Il lui sera permis de vivre ?
Lorsqu’il s’agit d’intérêts légers et privés, la négligence d’un mandataire lui attire une peine infamante, parce qu’il est dans l’ordre que le commettant ne s’occupe plus de son affaire, dont tout le soin est remis alors au mandataire seul : quelle peine subira donc celui qui, chargé d’une mission publique, n’a pas seulement préjudicié par sa négligence à des intérêts privés, mais profané et souillé par sa perfidie la sainteté même de la députation ?
Quelle condamnation sera prononcée contre lui?
Supposons que Sextus l’eût chargé en son nom de suivre cette affaire et d’interposer ses bons offices auprès de Chrysogonus, et qu’après avoir accepté cette délégation, Capiton eût détourné à son profit la somme la plus modique, l’arbitre ne le condamnerait-il pas à restituer l’argent et à perdre l’honneur ?
Or ici, ce n’est pas Sextus qui l’a chargé de ses intérêts ; mais, ce qui est bien plus, les magistrats d’Amérie lui ont confié l’honneur, la vie et les biens de Sextus ; et Capiton ne s’est pas seulement approprié une partie de ses biens, il l’a tout à fait dépouillé : trois terres sont le prix qu’il a mis lui-même à sa trahison ; il n’a pas plus respecté le voeu des décurions et de tous ses concitoyens que ses propres engagements.
XL. Suivez cet examen, et vous verrez qu’il n’est point de crime dont il ne se soit rendu coupable. Tromper un associé dans les plus petites choses est une action honteuse, et non moins infâme que cet abus de confiance dont je viens de parler. Et cela doit être : on ne se met en société avec un autre que pour se donner un appui. Où nous réfugier, si le coup qui nous blesse est parti de celui même en qui nous avions placé notre confiance ?
Or, le crime qui doit être le plus rigoureusement puni, c’est celui contre lequel il est le plus difficile de se prémunir. Nous pouvons nous cacher à des étrangers ; mais il n’est point de secrets pour l’intimité.
Eh ! Comment se précautionner contre un associé ? Le craindre, c’est déjà manquer au devoir. Nos ancêtres ont donc jugé avec raison que l’associé infidèle ne peut être compté au nombre des honnêtes gens.
Or, Capiton n’a pas seulement trompé un associé dans quelque affaire d’intérêt ; ce crime, quel qu’il soit, serait moins impardonnable ; mais il a séduit, il a trahi, abandonné, livré aux adversaires, abusé par les artifices et la perfidie la plus noire neuf citoyens respectables, nommés avec lui pour remplir la même fonction et le même devoir, chargés d’une mission qui leur était commune : et ces hommes n’ont pu rien soupçonner de son crime ; ils n’ont point dû se défier d’un collègue ; ils n’ont point vu sa méchanceté ; ils ont ajouté foi à ses paroles mensongères.
Aussi, grâce à ses artifices, ces députés honnêtes sont accusés aujourd’hui d’avoir manqué de prudence et de précaution. Et ce traître, ce transfuge, ce misérable qui a commencé par révéler aux adversaires les desseins de ses collègues, et qui a fini par s’associer lui-même aux adversaires, prétend nous faire peur ! il ose nous menacer, enrichi de trois terres, honteux salaire de son crime ! Juges, dans les horreurs d’une telle vie, dans cet amas de forfaits, vous trouverez aussi le meurtre sur lequel vous avez à prononcer. Quand vous voyez réunis tous les excès de la cupidité, de l’audace, de la méchanceté, de la perfidie, pensez que ce crime aussi est caché dans cette foule de scélératesses.
Que dis-je ?
Il apparaît ouvertement, il se montre en évidence ; nous ne le présumons pas d’après leurs crimes prouvés et reconnus ; mais il servirait lui-même à les prouver tous, si quelqu’un d’eux pouvait être révoqué en doute. Eh bien ! citoyens, ce gladiateur vous semble-t-il avoir renoncé à sa profession ?
Le disciple est-il moins habile que le maître ? Avarice, méchanceté, impudence, audace, chez ces dignes rivaux, tout est égal, tout est pareil : ce sont les mêmes vices portés aux mêmes excès.
XLI. La bonne foi du maître vous est connue ; connaissez à présent l’équité du disciple. J’ai déjà dit qu’on leur a demandé à plusieurs reprises deux esclaves pour qu’ils fussent interrogés. Titus, vous les avez constamment refusés. Ne deviez-vous aucun égard à ceux qui demandaient ?
Etiez-vous sans pitié pour celui au nom duquel ils réclamaient ?
Ou enfin la chose vous semblait-elle être injuste ?
J’ai nommé ceux qui faisaient cette demande ; ce sont les citoyens les plus distingués par leur naissance et leur probité : il n’est personne qui ne s’empressât de souscrire à tout ce que pourraient proposer des hommes aussi respectables. Ils requéraient au nom d’un infortuné, d’un fils prêt à se dévouer lui-même aux tourments, pourvu qu’on informât sur le meurtre de son père. Enfin, la proposition était d’une telle nature que vous ne pouviez la rejeter, sans vous avouer coupables.
Dites-nous donc quel a pu être le motif de ce refus. Ces esclaves étaient avec Roscius lorsqu’il a été frappé. Je ne prétends ni les accuser ni les justifier ; mais cette résistance de votre part est suspecte. Les égards que vous avez pour eux prouvent qu’ils sont maîtres d’un secret dont la révélation vous serait funeste. La loi, dites-vous, ne permet pas qu’on interroge des esclaves à la charge de leur maître. Est-ce donc là ce qu’on propose ? L’accusé est Sextus, et d’un autre côté, vous ne dites pas que ces esclaves soient à vous. Mais ils sont au pouvoir de Chrysogonus : sans doute Chrysogonus, charmé de leur esprit et de leur urbanité, a voulu que ces hommes de peine, façonnés aux plus rudes travaux dans une ferme d’Amérie, vinssent compléter le nombre de ces jeunes artistes de toute espèce, choisis dans les troupes d’esclaves les mieux composées.
Non, citoyens, non, il n’est pas vraisemblable que leurs talents et leur urbanité les aient rendus chers à Chrysogonus, ou qu’il ait voulu récompenser l’exactitude et la fidélité de leurs services. On cache quelque mystère ; mais plus on fait d’efforts pour le soustraire à nos regards, plus le secret échappe et se manifeste.
XLII. Quoi donc ! Chrysogonus, en ne livrant pas les esclaves, cherche-t-il à cacher son crime ?
Non, citoyens, je ne crois pas que les mêmes reproches puissent s’adresser à tous : mes soupçons ne tombent point ici sur Chrysogonus, et ce n’est pas la première fois que je le dis. Vous vous souvenez que j’ai commencé par distribuer ma cause en trois parties. J’ai distingué d’abord l’accusation, dont la rédaction a été confiée à Erucius ; ensuite l’audace, c’est le rôle dont on a chargé les Roscius ; tout ce qui a rapport au crime, à la cruauté, au meurtre, est personnel aux Roscius. Quant à Chrysogonus, je dis que son crédit et sa puissance énorme nous accablent, qu’on ne peut plus les tolérer, et que vous devez, puisque vous en avez recu le pouvoir, non seulement les réprimer, mais même les punir.
Je pense que celui qui veut qu’on interroge les hommes qu’on sait avoir été présents lorsque le meurtre a été commis, désire trouver la vérité ; que celui qui s’y oppose garde en vain le silence son refus est sa condamnation. Juges, j’ai promis de me renfermer dans les bornes de ma cause, et de ne parler du crime des Roscius qu’autant que la nécessité m’y contraindrait. Je pourrais produire bien d’autres griefs et les appuyer par beaucoup de raisonnements. Mais je ne puis ni approfondir ni développer un sujet que je traite malgré moi et par nécessité. J’ai énoncé succinctement ce qu’il m’était impossible de taire. Quant à ce qui est fondé sur des soupçons, si je voulais en tirer parti, les détails exigeraient de longs développements ; je les abandonne à votre pénétration et à votre sagesse.
XLIII. Je viens maintenant à cet homme, qui porte un nom si riche, à Chrysogonus, le chef et l’âme de l’association. Ici je me trouve dans une grande perplexité. Dois-je parler ?
Dois-je me taire ?
Me taire, c’est me priver des plus puissants moyens de ma cause. Si je parle, je crains, non pas d’irriter Chrysogonus, sa colère m’est fort indifférente ; mais d’offenser beaucoup d’autres citoyens. Toutefois j’ai peu de choses à dire contre les acquéreurs en général. La cause que je défends est nouvelle ; elle est unique en son espèce.
Chrysogonus a acheté les biens de Roscius. Voyons d’abord pourquoi ces biens ont été vendus, ou même s’ils ont pu l’être. Et je ne dirai pas qu’il est indigne qu’on ait mis eu vente l’héritage d’un citoyen innocent. Quand même on voudrait m’écouter, quand j’aurais la liberté de le dire, Roscius n’a pas été d’un rang à pouvoir, plus que tout autre, donner lieu à de pareilles plaintes. Mais je demande comment, d’après la loi Valéria ou Cornélia (25), car je ne l’ai jamais bien connue, comment, dis-je, d’après la loi même de la proscription, les biens de Roscius ont pu être vendus ?
Cette loi, dit-on, ordonne qu’on vendra les biens de ceux qui ont été proscrits : Roscius ne l’a pas été ; ou de ceux qui ont été tués dans le parti contraire : tant qu’on a fait la guerre, Roscius a suivi les drapeaux de Sylla. C’est depuis qu’on a quitté les armes, c’est lorsque tout était calme et tranquille, qu’il a été tué à Rome, en revenant de dîner. S’il l’a été légalement, j’avoue que les biens ont été légalement vendus. Si au contraire nulle loi ancienne, et même nouvelle, ne légitime ce meurtre, je demande de quel droit, par quelle raison, en vertu de quelle loi ses biens ont été vendus ?
XLIV. Vous cherchez, Erucius, à qui s’adressent ces questions ?
Ce n’est pas à celui que vous voudriez et que vous pensez. Dès mon début, j’ai disculpé Sylla. D’ailleurs sa haute vertu l’a mis dans tous les temps à l’abri des soupçons. Je dis que Chrysogonus a tout fait : il a calomnié Roscius ; il l’a représenté comme un mauvais citoyen ; il a dit que Roscius a été tué dans les rangs ennemis ; il n’a pas souffert que Sylla fût instruit de la vérité par les députés d’Amérie. Je soupçonne même que les biens n’ont pas été vendus ce qui sera éclairci par la suite, si les juges le permettent. Je crois en effet que la loi a fixé les kalendes de juin, comme le terme des proscriptions et des ventes. Or, l’assassinat de Roscius et la vente prétendue de ses biens sont postérieurs de plusieurs mois.
Certes, ou cette vente n’a pas été inscrite sur les registres publics, et ce fourbe nous joue plus hardiment que nous ne le croyons, ou les registres ont été falsifiés ; car il est certain que les biens n’ont pu être vendus en conséquence de la loi. Je sens que je préviens le temps de cet examen, et que je prendrais le change, en m’occupant d’une bagatelle, quand je dois penser à sauver la vie de Sextus. La perte de sa fortune n’est pas ce qui l’inquiète ; le soin de ses intérêts ne l’occupe pas.
La misère n’a rien qui l’effraye, pourvu qu’il repousse la calomnie et qu’il soit absous de cette horrible accusation.
Aussi dans le peu de choses qui me restent à dire, ne pensez pas que je parle seulement au nom de Sextus. Ce n’est pas lui qui se plaint de ces atrocités révoltantes et de ces attentats, dont nous pouvons tous devenir les victimes.
C’est moi qui les dénonce, et je voudrais pouvoir exprimer toute l’horreur qu’ils m’inspirent. Je renvoie à la fin de mon discours ce que je dois ajouter dans l’intérêt de Sextus, ce qu’il veut que je dise encore pour lui, et les conditions dont il se contente.
XLV. Pour le moment, j’écarte mon client, et c’est en mon nom que j’interroge Chrysogonus. Pourquoi a-t-on vendu les biens d’un homme irréprochable, d’un homme qui n’était pas compris dans la loi, puisqu’il n’a été ni proscrit, ni tué dans les rangs ennemis ?
Pourquoi la vente s’est-elle faite longtemps après l’époque fixée par la loi ? pourquoi ces biens ont-ils été adjugés à si vil prix ?
Vainement, à l’exemple de ses pareils, l’affranchi Chrysogonus voudrait tout rejeter sur son ancien maître. Personne n’ignore que beaucoup de gens ont profité des grandes occupations de Sylla, pour commettre des injustices qu’il n’a pas sues et qui ont échappé à ses yeux.
Sans doute il eût mieux valu que rien n’échappât à sa vigilance, mais la chose était impossible. Le maître des dieux, Jupiter lui-même, dont la volonté souveraine gouverne le ciel, la terre et la mer, souffre quelquefois que l’impétuosité des vents, que la violence des orages, que des chaleurs excessives et des froids rigoureux nuisent aux hommes, ruinent les villes, détruisent des moissons : nous ne l’accusons pas de ces calamités ; nous les regardons comme des accidents produits par des causes naturelles ; mais nous recevons comme un don de sa bienfaisance les avantages dont nous jouissons, la lumière qui nous éclaire et l’air que nous respirons. Faut-il s’étonner que Sylla n’ait pu tout apercevoir, lorsque lui seul gouvernait la république, réglait les destins de l’univers, et affermissait par les lois la majesté de l’empire établi par les armes ?
Il faudrait donc aussi trouver étrange que l’intelligence humaine n’ait pas fait ce que la puissance divine n’a pu faire. Mais ne parlons point du passé. Ce qui se fait aujourd’hui ne démontre-t-il pas que Chrysogonus est l’âme et le mobile de tout ?
C’est par lui que Sextus a été dénoncé ; c’est par lui que l’accusateur est payé : Erucius lui-même en a fait l’aveu.
XLVI. (Lacune considérable) (26) ; Les autres se croient heureux quand ils possèdent une terre dans le pays de Salente, ou dans le Bruttium, d’où ils peuvent recevoir des nouvelles trois fois au plus dans l’année. Mais lui, propriétaire d’une superbe maison sur le mont Palatin, il a pour ses délassements une campagne charmante, aux portes de Rome ; il possède une foule de riches domaines, tous dans les environs de la capitale.
Sa maison est remplie de vases de Corinthe et de Délos ; on y voit entre autres ce bassin fameux (27) que ces jours derniers, dans une vente, il s’est fait adjuger à si haut prix, que les passants croyaient qu’il s’agissait d’un fonds de terre. Pour vous former une idée de la quantité d’argenterie, de tapis, de tableaux, de bronzes et de marbres qui se trouvent chez lui, calculez tout ce qu’à la faveur du trouble et du brigandage, on a pu enlever d’une infinité de maisons opulentes, pour l’entasser dans une seule !
Dirai-je quelle est la multitude de ses esclaves et la diversité de leurs emplois ?
Je ne parle pas ici des arts vulgaires, des cuisiniers, des pâtissiers, des porteurs. La troupe seule de ses musiciens est si nombreuse que sans cesse tous les alentours retentissent du fracas bruyant des instruments, des voix et des fêtes qu’il donne pendant la nuit. Quelles dépenses, quelles profusions !
Quels festins ! honnêtes, sans doute, dans une telle maison, disons mieux, dans ce repaire de toutes les débauches et de toutes les infamies. Et lui-même, vous voyez comment, les cheveux artistement compassés et parfumés d’essences, il voltige dans toutes les parties du forum, menant à sa suite une foule de protégés, revêtus de la toge.
Vous voyez encore quelle est l’insolence de ses regards et l’orgueil de ses mépris. Il croit avoir seul en partage la richesse et la puissance. Si je voulais vous dévoiler tout ce qu’il fait et tout ce qu’il prétend, je craindrais que les hommes peu instruits des affaires ne me supposassent l’intention d’attaquer la cause et la victoire des nobles, quoique cependant je sois en droit de blâmer ce qui peut me sembler répréhensible dans leur parti ; car personne ne croira que j’aie été jamais contraire à la cause de la noblesse.
XLVII. Ceux qui me connaissent savent que le seul vœu que j’aie formé dans ma simple et modeste position était le retour de la concorde, et que, du moment où j’ai vu la réconciliation impossible, tous mes vœux ont été pour ceux qui ont vaincu.
Qui ne voyait pas que c’était un combat entre la bassesse et la grandeur ?
Dans cette lutte scandaleuse on ne pouvait, sans être un mauvais citoyen, ne pas se joindre à ceux dont le triomphe assurait à la république sa dignité au dedans et sa considération au dehors. Tout enfin est terminé, et chacun est rentré dans ses honneurs et dans ses droits. Je m’en félicite, je m’en réjouis, et je sens que nous devons ces heureux succès à la bienveillance des dieux, au zèle du peuple romain, à la sagesse, aux talents militaires et à la fortune de Sylla.
On a sévi contre ceux qui ont opposé une résistance opiniâtre : je ne dois pas y trouver à redire. Les hommes qui se sont signalés par des services éclatants en ont reçu la récompense. Rien de mieux : c’est dans cet espoir qu’ils ont combattu ; et j’avoue que leurs vœux ont été les miens.
Mais si on a pris les armes pour que les derniers des hommes pussent s’enrichir du bien d’autrui, et se jeter à leur gré sur les possessions de chaque citoyen ; s’il n’est permis ni de leur résister, ni même de les improuver, alors cette guerre, au lieu de rendre la paix et la liberté au peuple romain, n’a fait qu’appesantir sur lui le joug de l’oppression. Mais il n’en est pas ainsi, et telles n’ont pas été les intentions des vainqueurs. Résister à ces brigands, ce n’est point outrager les nobles, c’est les honorer.
XLVIII. En effet, ceux qui veulent blâmer l’état présent des choses, se plaignent du pouvoir excessif de Chrysogonus ; ceux qui le veulent louer, répondent que ce pouvoir ne lui a pas été donné.
Nul homme aujourd’hui ne peut être assez dépourvu de bonne foi ou de jugement, pour dire : Je voudrais qu’il fût permis, j’aurais parlé.
– Il vous est permis de parler. – J’aurais fait telle chose.
– Faites : personne ne vous en empêche.
– J’aurais opiné de telle manière.
– Si votre opinion est raisonnable, on l’approuvera.
– J’aurais prononcé tel jugement.
– Que votre jugement soit équitable et conforme aux lois, chacun applaudira.
Lorsque la nécessité et les circonstances l’exigeaient, un seul homme réunissait tous les pouvoirs : depuis qu’il a créé des magistrats et rétabli les lois, chaque citoyen est rentré dans l’exercice de ses fonctions et de ses droits. Ceux qui les ont recouvrés sont maîtres de les conserver toujours.
Mais s’ils commettent ou s’ils approuvent ces meurtres, ces brigandages et ces profusions scandaleuses, je ne veux point annoncer de sinistres présages ; je ne dirai qu’un mot : Si les nobles manquent de vigilance, de probité, de courage et d’humanité, ils se verront forcés de céder leurs prérogatives à ceux qui posséderont ces vertus.
Qu’ils cessent donc enfin de répéter, qu’un homme est coupable, parce qu’il a osé dire la vérité ; qu’ils cessent de faire cause commune avec Chrysogonus, et de se croire blessés dans la personne d’un affranchi ; qu’ils pensent que ce serait le comble de l’ignominie, que les mêmes hommes qui n’ont pu souffrir la splendeur de l’ordre équestre pussent supporter la domination d’un vil esclave. Cette domination s’est exercée d’abord sur d’autres objets ; vous voyez quelle route elle se fraie aujourd’hui : elle cherche à s’étendre jusque sur la conscience, sur les serments, sur vos jugements, sur la seule chose qui soit restée pure et intacte dans la république.
Quoi ! même ici Chrysogonus se croit quelque pouvoir ?
Ici même il veut être dominateur ?
O sort funeste et déplorable !
Je n’appréhende pas qu’il réussisse ; mais il a tenté, il s’est flatté d’obtenir de vous la condamnation d’un homme innocent : voilà ce qui excite mes plaintes ; voilà ce que je ne puis voir sans frémir d’indignation.
XLIX. La noblesse, revenue de son assoupissement, a-t-elle reconquis ses droits par la force des armes, afin de donner aux affranchis et aux esclaves des nobles les moyens d’envahir à leur gré vos biens, vos fortunes et les nôtres ?
S’il en est ainsi, j’avoue que j’étais dans l’erreur quand j’ai fait des vœux pour sa cause ; j’étais un insensé, lorsque, sans prendre les armes, je me suis cependant uni de sentiments avec elle. Mais si les nobles n’ont triomphé que pour la gloire et le bonheur du peuple romain, mon langage doit plaire à tout ce qu’il y a de plus grand et de plus illustre dans Rome.
S’il est un seul noble qui croie sa personne et sa cause outragées lorsqu’on blâme Chrysogonus, il se méprend sur sa cause, et lui-même n’a pas le sentiment de ce qu’il est. Car la résistance aux brigands ne peut qu’honorer la noblesse ; et ce lâche partisan de Chrysogonus, qui ne rougit pas de s’identifier avec un tel homme, se manque à lui-même lorsqu’il se sépare de l’ordre auguste auquel il appartient.
Au surplus, je le répète, c’est moi seul qui parle ici : l’intérêt public, l’excès de ma douleur et la cruauté de nos ennemis m’ont arraché ces plaintes. Mais Sextus n’est indigné de rien ; il n’accuse personne ; il ne se plaint pas d’avoir été dépouillé. Peu au fait de nos mœurs, occupé de l’agriculture, vivant dans les champs, cet homme croit que tout ce qu’on dit avoir été fait par l’ordre de Sylla est conforme aux usages, aux lois, au droit des gens.
Son vœu est de se retirer absous d’une horrible accusation. Il déclare qu’une fois déchargé de cet affreux soupçon, il supportera patiemment la perte de tous ses biens. Il vous prie, Chrysogonus, il vous conjure, s’il ne s’est rien réservé des richesses immenses de son père, s’il n’en a rien soustrait, s’il vous a tout cédé, tout compté, tout pesé avec une exactitude scrupuleuse, s’il vous a remis l’habit dont il était couvert, l’anneau qu’il portait à son doigt, si enfin il n’a excepté que son corps, il vous conjure de permettre qu’après cet entier abandon, un homme innocent vive des bienfaits de ses amis.
L. Vous possédez mes terres ; une main étrangère pourvoit à ma subsistance : je ne me plains pas ; je sais souffrir et céder à la nécessité. Ma maison vous est ouverte ; elle m’est fermée : je le supporte. Vous disposez de mes nombreux esclaves ; je n’ai pas un seul homme pour me servir : je le souffre avec la plus parfaite résignation.
Que voulez-vous de plus ?
Pourquoi me poursuivre ?
Pourquoi m’attaquer ?
En quoi puis-je contrarier vos désirs, nuire à vos intérêts, vous porter ombrage ?
Oui, Chrysogonus, pourquoi vous acharner à sa perte ?
Est-ce pour ravir sa dépouille ?
Vous l’avez dépouillé. Est-ce par un sentiment de haine ?
En quoi vous a offensé un homme dont vous avez envahi les biens, avant que sa personne vous fût connue ? Si vous concevez quelque crainte, que redoutez-vous d’un malheureux qui n’est pas même en état de repousser une injustice aussi atroce ?
Cherchez-vous à perdre le fils, parce que les biens du père sont devenus les vôtres ?
C’est paraître appréhender ce que vous devez craindre moins que personne, que les biens des proscrits ne soient un jour rendus à leurs enfants. Penser que la mort de Sextus est pour votre achat une garantie plus sûre que tout ce qu’a fait Sylla, ce serait faire outrage à ce grand homme.
Mais si vous n’avez aucun motif pour vouloir qu’il subisse un sort aussi affreux ; s’il vous a remis tout ce qui était à lui, excepté sa vie ; si de tous ses biens paternels il ne s’est pas même réservé la place d’un tombeau, grands dieux !
Quelle cruauté est la vôtre !
Quelle dureté !
Quelle atrocité ! Fut-il jamais un brigand assez féroce, un pirate assez barbare, pour aimer mieux arracher les dépouilles ensanglantées, quand il pouvait avoir la proie entière sans répandre de sang ?
Vous savez que Sextus n’a rien, qu’il ne prétend rien, qu’il ne peut rien, que jamais il n’a rien projeté contre vos intérêts ; et cependant vous attaquez un homme que vous ne pouvez pas craindre, que vous ne devez pas haïr, et qui n’a plus rien que vous puissiez lui arracher. Peut-être êtes-vous indigné de voir ici couvert d’un habit celui que vous avez chassé de son patrimoine, aussi nu qu’on l’est après un naufrage.
Eh ! ne savez-vous pas que sa nourriture et ses vêtements sont des bienfaits de Cécilia, fille de Baléaricus, soeur de Népos (28), femme respectable, qui, vraiment digne d’un père, d’un frère et d’oncles comblés d’honneurs et de dignités (29), s’est élevée elle-même au-dessus de son sexe, et ajoute l’éclat de ses vertus à la gloire de son illustre famille ?
LI. Le zèle de ses défenseurs vous semble-t-il un crime impardonnable ?
Ah ! si tous ceux qui furent les amis et les hôtes du père voulaient venir au secours du fils, s’ils osaient parler, il aurait un grand nombre de défenseurs. S’ils s’unissaient pour punir une injustice aussi révoltante, et venger la république compromise en sa personne, il ne vous serait pas permis de rester en ces lieux.
Certes, la manière dont on le défend ne doit pas offenser ses adversaires ; ils ne peuvent pas dire qu’ils soient écrasés par la puissance.
Cécilia s’acquitte de tous les soins domestiques ; et Messalla, comme vous le voyez, s’est chargé de la conduite du procès. Il plaiderait lui-même, s’il avait assez d’âge et de force ; mais sa jeunesse, et cette pudeur qui en est le plus bel ornement, ne le lui permettent pas ; et comme il sait quelle est et quelle doit être mon ardeur à seconder ses généreux desseins, il m’a confié le soin de porter la parole.
C’est lui seul dont le zèle infatigable, dont la prudence, le crédit et l’activité ont enfin arraché Sextus aux assassins, et l’ont placé sous la sauvegarde des juges. Sans doute c’est pour une telle noblesse que la plus grande partie des citoyens a pris les armes. Les nobles ont été rétablis dans leurs droits pour faire ce que fait Messalla, pour défendre l’innocence, repousser l’injustice, et prouver leur pouvoir par leurs bienfaits. Si tous ceux qui sont nés dans cette classe imitaient cet exemple, la république serait moins tourmentée ; ils auraient eux-mêmes moins à se plaindre de la haine.
LII. Si nous ne pouvons obtenir de Chrysogonus qu’il se contente de nos biens et qu’il nous laisse la vie ; si, après nous avoir enlevé toutes nos propriétés personnelles, il veut encore nous ravir cette lumière qui est la propriété de tous les êtres ; si ce n’est pas assez que notre argent ait assouvi son avarice, et qu’il faille aussi que sa cruauté s’abreuve de notre sang, Sextus et la république n’ont plus d’asile et d’espoir que dans votre humanité et votre compassion.
Soyez sensibles, et nous pouvons encore être sauvés. Mais s’il était possible que cette cruauté, qui pendant plusieurs années a fait tant de ravages dans Rome, eût aussi endurci vos coeurs, et qu’elle les eût fermés à la pitié, c’en est fait : il vaudrait mieux vivre parmi les bêtes féroces qu’au sein d’une société aussi barbare.
Avez-vous donc survécu à tant de périls, avez-vous été choisis pour condamner ceux que les acquéreurs et les sicaires n’auraient pu égorger ?
Les habiles généraux, avant que d’engager une action, observent les débouchés par où l’ennemi peut fuir ; ils y placent une embuscade, afin de tomber à l’improviste sur les soldats qui se seraient sauvés du champ de bataille. Sans doute qu’à leur exemple ses acquéreurs croient que des hommes tels que vous siègent ici pour saisir les victimes échappées de leurs mains.
Fassent les dieux qu’un tribunal que nos ancêtres ont voulu que l’on nommât conseil public, ne soit pas regardé comme le corps de réserve des acquéreurs !
Ne voyez-vous pas que tout ce qu’on se propose, c’est de faire périr, par quelque moyen que ce soit, les enfants des proscrits ?
On veut que votre arrêt donne le premier exemple, et que Sextus soit la première victime. Peut-on, dans cette cause, se méprendre sur l’auteur du crime, lorsqu’on aperçoit d’une part un acquéreur, un ennemi, un assassin, en même temps accusateur ; et de l’autre, réduit à la misère, un fils estimé de ses compatriotes, qu’on n’a convaincu d’aucune faute, contre lequel on n’a pu même établir aucun soupçon ?
N’est-il pas évident que Sextus n’est accusé que parce que les biens de son père ont été vendus ?
LIII. Si vous adoptez cet odieux système, si vous en secondez l’exécution, si vous siégez ici pour qu’on traîne à vos pieds les fils de ceux dont les biens ont été vendus, au nom des dieux, prenez garde de faire renaître une proscription nouvelle et beaucoup plus barbare.
La première frappait les citoyens qui avaient pu prendre les armes : cependant le sénat ne l’a point autorisée ; il n’a pas voulu donner une sanction publique à des actes de rigueur inconnus chez nos ancêtres.
Si vous ne rejetez par votre arrêt cette proscription nouvelle qui menace les fils de ces infortunés, et qui poursuit les enfants même au berceau, si vous ne la repoussez avec indignation, considérez dans quels maux vous allez jeter la république.
Des hommes sages, et forts du pouvoir qui vous est confié, doivent surtout remédier aux maux dont la république est le plus tourmentée. Vous ne pouvez vous dissimuler que le peuple romain, autrefois si clément envers ses ennemis, est aujourd’hui dévoré de la soif du sang. Juges, mettez un terme à ces cruautés ; ne souffrez pas qu’elles règnent plus longtemps au sein de notre patrie. La mort de tant de citoyens indignement égorgés n’est pas le seul mal qu’elles aient produit ; elles ont encore endurci les hommes les plus humains, par le spectacle continuel de ces horreurs. Car lorsqu’à tout instant de nouvelles atrocités viennent fatiguer nos yeux et nos oreilles, la pitié s’éteint dans les coeurs les plus compatissants : à force de voir des malheureux, nous devenons insensibles.
(1) Sexagies sextertium. Le sesterce était la quatrième partie du denier romain. Ce denier avait la même valeur que la drachme attique. Voyez (Voyage d’Anacharsis, septième volume) les travaux de l’abbé Barthélemy, pour constater le titre de la drachme, et en comparer la valeur avec celle de nos monnaies. Il trouve que la drachme valait dix-huit sous (quatre-vingt-dix centimes), et par conséquent le sesterce, quatre sous et demi (vingt-deux centimes et demi). Ainsi les biens de Sextus Roscius, qui valaient treize cent cinquante mille francs furent adjugés pour quatre cent cinquante francs.
(2) L. Cornelius Chrysogonus. Ce nom de Chrysogonus est formé de deux mots grecs, chrusos, or, et gonos, fruit, produit. C’est ce qui fait dire à Cicéron, c. 43 : Venio nunc ad illud nomen aureum, comme Ronsard a dit du vieux Dorat : Dorat qui a nom doré.
Chrysogonus est nommé L. Cornélius, parce que c’était l’usage que les esclaves prissent le nom du maître qui les avait affranchis. Il avait été apporté à Rome des provinces de l’Asie, exposé en vente sur la place publique, et acheté par Sylla. Pline, XXXV, 18, nous fait connaître le premier état de cet homme si riche et si insolent, il le cite parmi les affranchis qui ont acquis des fortunes immenses à la faveur des proscriptions.
3) Ex senatu in hoc consilium delecti estis. Le privilège d’être nommés juges appartint aux sénateurs seuls, jusqu’à l’année de Rome 630. C. Gracchus, toujours occupé du soin d’affaiblir l’autorité du sénat, transféra ce droit aux chevaliers romains. Ils en jouirent jusqu’au consulat de Servilius Cépion. Le tribun Manlius, l’an 665, remit les sénateurs en possession des tribunaux. Il porta une loi qui ordonnait que chaque tribu nommerait chaque année quinze citoyens pour remplir les fonctions de juges. Ils pouvaient être indifféremment sénateurs, chevaliers, ou même simples plébéiens.
La loi eut son exécution jusqu’à la dictature de Sylla. Celui-ci, l’an 671, trouvant le sénat réduit à trois cents membres, y fit entrer trois cents chevaliers, et ordonna que les sénateurs seuls seraient juges. Enfin les tribunaux excitèrent tant de plaintes, qu’en 683, le préteur Aurélius Cotta, de concert avec Pompée, consul cette année, porta une loi qui associa aux sénateurs les chevaliers et les tribuns du trésor. On voit, par ce court exposé, qu’à l’époque du procès de Sextus Roscius, les juges étaient tous sénateurs.
(4) Quanta multitudo hominum convenerit ad hoc judicium, vides. Lorsqu’un tribunal ne suffisait pas à la multitude des procès, le préteur choisissait un des citoyens désignés pour être juges pendant l’année. Il lui déléguait le droit de le suppléer dans les affaires qu’il jugeait à propos de renvoyer devant lui. En conséquence, ce commissaire délégué, nommé judex quaestionis, exerçait les fonctions de président. Ainsi que le préteur, il tirait les juges au sort ; il en substituait d’autres à ceux qui avaient été récusés, examinait les pièces du procès et dirigeait l’instruction. Cette présidence n’était pas une magistrature. Cicéron, dans son plaidoyer pour Cluentius, c. 29 et 33, parle d’un certain C. Junius, judex quaestionis, qui fut cité en justice et condamné pour crime de corruption. Or, s’il avait été magistrat, on n’aurait pu le traduire devant les tribunaux qu’après l’expiration de sa magistrature. Il paraît que c’était un emploi important que l’on gérait entre l’édilité et la préture. Ce C. Junius, que je viens de citer, avait été édile ; il se disposait à demander la préture. Cicéron, dans son Brutus, c. 76, parlant d’un Vitellius Varron, dit : Is quum post curulem aedilitatem judex quaestionis esset, est mortuus. On voit dans Suétone (Vie de César, chap. 17) que César remplit cette fonction après avoir été édile, et avant d’être préteur.
Lorsqu’il s’était commis un délit qui n’avait été prévu par aucune des lois pénales existantes, le peuple en prenait connaissance lui-même, ou nommait un commissaire pour juger en son nom. Ce commissaire délégué par le peuple était appelé quaesitor. Il jugeait souverainement ainsi que le préteur. Les juges qui formaient son tribunal étaient tirés au sort, comme dans les autres procès criminels.
(5) Longo intervallo judicium inter sicarios hoc primum committitur. Les crimes de tout genre s’étaient multipliés dans Rome pendant les troubles et les horreurs des guerres civiles. Depuis l’an 665, les lois étaient restées muettes et impuissantes. Enfin l’an 671 , Sylla, nommé dictateur, mit un terme à ces désordres. Il fit plusieurs additions au code criminel. Il établit des lois contre les faussaires, les incendiaires, les empoisonneurs, contre ceux qui commettaient des violences ou des extorsions. Il déclara criminels tous les individus qui seraient trouvés avec des armes offensives, de quelque espèce qu’elles fussent. Alors les tribunaux reprirent leur ancien exercice. Il faut convenir que les lois qu’il publia pendant le temps qu’il fut revêtu de toute la puissance de la république ne semblent plus être les opérations d’un usurpateur, mais des moyens propres à réformer un gouvernement républicain, et à rétablir l’ordre que la violence et la corruption du temps avaient interrompu. Elles augmentaient l’autorité du sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, et réglaient celui des tribuns.
(6) Praetor. La principale fonction des préteurs était l’administration de la justice. Ils ne jugeaient pas eux-mêmes ; ils présidaient le tribunal, surveillaient l’instruction du procès, recueillaient les suffrages des juges et prononçaient la sentence, c’est-à-dire, le résultat de la majorité des suffrages.
Le préteur de Rome, Praetor urbanus, aussitôt qu’il entrait en charge, choisissait les citoyens qui devaient exercer les fonctions de juges pendant l’année de sa magistrature. Il formait autant de tableaux qu’il y avait de tribunaux établis par des lois spéciales. La distribution des juges était réglée par le sort.
A chaque cause nouvelle, on tirait au sort le nombre des juges prescrit par la loi. Ce nombre, toujours impair, n’était pas le même pour toutes les causes. Cicéron parle d’un procès où il y avait soixante-quinze juges, et d’un autre où il y en avait trente-trois.
Les deux parties pouvaient en récuser un nombre fixé par la loi. Le préteur en substituait d’autres, mais toujours par la voie du sort.
Les juges étaient placés sur des bancs, au-dessous du tribunal du préteur.
Ils n’opinaient jamais qu’après avoir fait serment de juger selon la loi.
(7) Municeps Amerinus… Les villes municipales étaient celles qui avaient obtenu en tout ou en partie les prérogatives dont jouissaient les citoyens romains. Les unes avaient reçu le droit de cité, mais sans qu’on leur eût accordé le droit de suffrage, ni la faculté de parvenir aux magistratures, ni même quelquefois la liberté de contracter mariage avec des femmes romaines. Les autres participèrent à tous les droits attachés à la qualité de citoyens ; mais les habitants de ces villes ne pouvaient prendre le titre de citoyen romain, qu’après s’être établis à Rome, et s’être fait inscrire dans une tribu. Cette inégalité de traitement et ces distinctions entre les villes de l’Italie disparurent à la fin de la guerre Sociale, l’an 663. Le droit de cité fut accordé sans restriction à l’Italie entière, et tous ses habitants furent inscrits sur les rôles des citoyens.
(8) Cum proscriberentur homines. Sylla fut l’inventeur des proscriptions : Primus ille, et utinam ultimus, exemplum proscriptionis invenit. (Vell. Paterculus, II, 28.) La proscription se faisait en affichant dans la place publique les noms de ceux dont il ordonnait la mort, avec promesse d’une récompense à quiconque apporterait leurs têtes. Marius et Cinna avaient, comme lui, exercé d’affreuses vengeances ; mais ce n’avait pas été proprement par la voie de la proscription, ni en proposant une récompense aux meurtriers.
Il fit périr ainsi quinze consulaires, quatre-vingt-dix sénateurs, deux mille six cents chevaliers.
(9) Post horam primam noctis. Chez les Romains, le jour naturel, c’est-à-dire le temps de la présence du soleil sur l’horizon, était divisé en douze portions ou en douze heures. Les jours étant inégaux, ces heures devenaient inégales comme eux dans les différents temps de l’année ; elles étaient plus longues l’été que l’hiver.
On comptait la première heure du jour au lever du soleil, et la première de la nuit au coucher de cet astre. Roscius fut tué vers l’équinoxe de septembre, l’an de Rome 672. A cette époque les jours et les nuits sont divisés en douze parties égales. Ainsi, après la première heure de la nuit, signifie, selon notre manière de compter, entre sept et huit heures du soir.
Le pas romain, composé de cinq pieds, revient à quatre pieds de roi, six pouces, cinq lignes. Le mille sera de 756 toises, et 26 milles donneront 16 lieues de 2,500 toises. Cette diligence de Glaucia est digne de remarque, et suppose quelque motif pressant. Il n’y avait point de poste chez les Romains, et leurs voitures de voyage étaient moins légères que les nôtres. Ils ne pouvaient pas voyager aussi rapidement que nous.
Ils entendaient par cisium un chariot à deux roues, dont ils se servaient pour les courses promptes.
(10) In castra L. Sullae Volaterras defertur. Sylla était occupé à réduire Volterra, ville d’Etrurie, où s’étaient réfugiés plusieurs partisans de Marius, qui soutinrent un siège de trois ans.
(11) Decretum decurionum. Les villes municipales se gouvernaient suivant leurs lois particulières ; elles avaient leurs propriétés, leur justice et leur administration. Les sénateurs de ces villes étaient appelés décurions, et le sénat, collège des décurions. Le nom de décurions leur avait été donné, suivant les commentateurs, parce que dans les premiers temps, lorsqu’on établissait une colonie, on choisissait le dixième des nouveaux citoyens pour former le conseil public. Les premiers magistrats étaient nommés ou dictateurs, ou préteurs, ou édiles, duumvirs, quatuorvirs.
(12) T. Roscius Capito in legatis erat. On est étonnéde voir que Capiton fasse partie de la députation envoyée à Sylla ; mais il faut observer que Capiton était un des premiers décurions, et qu’il est très probable que ses nouvelles liaisons avec Chrysogonus, et le don qu’il en avait recu, n’étaient pas encore parvenus à la connaissance des magistrats d’Amérie.
(13) Et sese ad Caeciliam contulit. Cécilia Méteils, fille de Q. Cécilius Métellus Népos, était femme de Sylla, qui eut toujours pour elle les plus grands égards. Ce fut à cette généreuse protectrice que le jeune Roscius dut la liberté qui lui fut accordée de se défendre en justice, et de pouvoir échapper aux poursuites de Chysogonus, favori du dictateur.
(14) Supplicium parricidarum. Le parricide était cousu dans un sac de cuir. On renfermait avec lui une vipère, un chien, un singe et un coq. Le sac était enduit de poix et de bitume, ensuite on le jetait dans le Tibre ou dans la mer. Le premier qui subit ce supplice fut Publicius Malléolus, qui, l’an 652 de Rome, tua sa mère, aidé de ses esclaves. Ce fait eut lieu vingt et un ans avant l’époque où Cicéron défendit Roscius.
(15) Lex Remmia. L’auteur et l’époque de cette loi sont également inconnus. Il est probable qu’elle fut portée peu de temps après la fin des proscriptions. Les confisecations de Sylla avaient réveillé la cupidité de mille calomniateurs qui intentaient des procès à des citoyens innocents, afin de les dépouiller de leurs biens : on voulut faire cesser cet abus ; et la loi Remmia ordonna que les auteurs d’une accusation calomnieuse subiraient la peine du talion et l’infamie. On leur imprimait sur le front la lettre K, initiale du mot calumnia, qui anciennement s’écrivait par un K.
(16) Cibaria vobis proeberi videmus. La loi accordait aux accusateurs le quart de l’amende ou de la confiscation prononcée contre les condamnés ; ce qui les avait fait nommer quadruplatores. Du temps des Césars, ces gens-là furent nommés délateurs.
(17) … ita moriuntur, ut eorum ossa terra non tangat : ita jactantur fluctibus, ut nunquam abluantur : ita postremo ejiciuntur, ut ne ad saxa quidem mortui quiescant. Ce passage fut recu avec les plus vives acclamations. Mais voyons quel jugement en a porté Cicéron lui-même, dans un âge plus avancé : Quantis illa clamoribus adolescentuli diximus de supplicio parricidarum ! quae nequaquam satis deferbuisse post aliquanto sentire coepimus… Sunt enim omnia, sicut adolescentis, non tam re et maturitate, quam spe et exspectatione laudati. (Orator., cap. 30) – «Quels applaudissements accueillirent dans ma jeunesse cette peinture du supplice des parricides, où je ne tardai pas à blâmer moi-même l’effervescence d’un jeune orateur !… Tout ce passage est d’un jeune homme, et l’on applaudit l’orateur moins à cause de ce qu’il était déjà, qu’à cause de ce qu’il semblait promettre». Traduction de M. Le Clerc. En effet, il était question de défendre un fils accusé de parricide. Etait-ce le moment de s’amuser à un vain jeu d’esprit et de symétriser des antithèses ?
(18) L. Cassius ille. L. Cassius, consul, l’an de Rome 646, fut un homme d’une vertu rigide et d’une inflexible sévérité. Il s’était rendu cher au peuple, comme le remarque Cicéron (Brut., cap. 25), non par la douceur et l’amabilité de son caractère, mais par une austérité de moeurs qui lui attirait le respect. Valère Maxime, III, 7, 9, dit que son tribunal était appelé l’écueil des accusés ; Ejus tribunal, propter nimiam severitatem, scopulus reorum dicebatur. Ce fut lui qui, pendant son tribunat, l’an 616, fit adopter l’usage du scrutin dans les jugements, comme il l’avait déjà été, deux ans auparavant, pour les élections des magistrats.
(19) Ad Servilium lacum. C’était un magnifique réservoir, dans l’enceinte de Rome, presque au centre de la ville, près du forum. Beaucoup de massacres avaient été commis dans ce lieu par les satellites de Sylla.
(20) Quis ibi non vulneratus ferro Phrygio ? Selon le scoliaste, ce vers est tiré d’une ancienne tragédie d’Ennius.
(21) … non modo aetas, sed etiam leges pugnace prohibebant. Tout citoyen était obligé au service militaire, depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’à quarante-cinq. Après quinze campagnes, il était vétéran et dispensé de prendre les armes, si ce n’est pour la défense de la ville et dans les dangers extrêmes. Mais on ne voit aucune loi qui ait interdit le service militaire en raison de l’âge.
(22) Fateor, me sectorem esse. On entendait par le mot sectores ceux qui se rendaient adjudicataires des biens des proscrits ou des condamnés. Ces hommes formaient des compagnies. Ils se faisaient adjuger à vil prix les dépouilles de ces malheureux, qu’ils revendaient en détail, compensant ainsi par d’énormes profits l’ignominie de ce honteux commerce.
Sector vient du vieux mot latin secari, pour sequi, être à la suite, à l’affût de ces ventes. Mais le mot homonyme sector vient desecare, couper. C’est sur cette double signification que se fonde le jeu de mots : Nescimus, per ista tempora, eosdem fere sectores fuisse collorum et bonorum ? Notre langue ne nous permet pas de rendre ce double sens par un seul et même mot.
(23) … in Tiberim dejecerit. A mesure qu’une centurie était appelée pour donner son suffrage, elle se retirait dans une enceinte formée par des palissades (septum, ovile). Des officiers, nommés diribitores, distributeurs, donnaient à chaque citoyen des tablettes ou bulletins. Mais pour entrer dans cette enceinte, on passait sur des ponts si étroits, qu’on n’y pouvait marcher qu’un à un. Là, des inspecteurs préposés arrêtaient au passage les citoyens sexagénaires, à qui la loi ne permettait plus de donner leur suffrage. C’est à cet usage que Cicéron fait allusion dans sa phrase : Habeo etiam dicere, quem, contra morem majorum, minorent annis LX, de ponte in Tiberim dejecerit. Ce jeu de mots, qui est peut-être d’assez mauvais goût, n’offrait aucune difficulté aux Romains, mais l’exactitude de la traduction rendrait la phrase inintelligible.
(24) Si accusator voluerit testimonium…. denunciare. L’accusateur pouvait seul produire des témoins. Il les interrogeait le premier. Après lui, l’accusé avait le droit de les questionner à son tour. Le témoin ne pouvait que répondre aux demandes qui lui étaient faites. Jamais les juges ne lui adressaient aucune question. Les réponses étaient écrites par le greffier et signées par les juges.
(25) Verum hoc ego quaero, qui policerunt ista ipsa lege, quae de proscriptione est, sive Valeria est, sive Cornelia, (non enim novi, nec scio). L’an 671, après la mort de Carbon et de Marius, Rome se trouva sans magistrats. Valérius Flaccus fut nommé interroi pour présider aux élections. Il proposa au peuple de nommer Sylla dictateur perpétuel, de ratifier tout ce qu’il avait fait, et de lui donner droit de vie et de mort sur tous les citoyens. La loi passa sans contradiction. Une seconde loi plus affreuse encore déclarait coupables tous ceux qui avaient suivi le parti de Marius, et légitimait les proscriptions et les confiscations qui en étaient la suite.
Par la loi Cornélia, l’orateur entend l’édit de Sylla sur les proscriptions. Par cet édit, les biens des proscrits étaient confisqués, et leurs fils et petits-fils déclarés inhabiles à posséder aucune charge. Il prononçait la peine de mort contre tous ceux qui auraient sauvé un proscrit.
Cicéron a le courage de dire qu’il ne connaît point ces lois, parce qu’on les avait promulguées contre toutes les formes, et qu’elles étaient tyranniques
(26) Desunt non pauca. Il y a ici une lacune considérable. Nous avons perdu la partie du plaidoyer où Cicéron achevait de prouver que la vente des biens de Roscius n’était pas autorisée par la loi, et le commencement de son invective contre Chrysogonus, le plus riche et le plus insolent des affranchis de Sylla.
(27) … in quibus est authepsa illa. Les anciens avaient, dès les premiers temps, des marmites de cuivre pour faire chauffer l’eau de leurs bains. Mais les changements que l’on introduisit dans la suite pour la chauffer au degré convenable, et la conduire dans des tuyaux d’où elle sortait à volonté par le moyen de robinets, menèrent à l’idée de faire des bouilloires plus perfectionnées. Les Grecs les nommèrent authepsa, vase qui cuit tout seul ; ce mot vient de autos et epsô. Un passage de Sénèque, (Quaest. nat., III, 24,) peut nous en expliquer le mécanisme.
(28) Caecilia Balearici filia, Nepotis soror. Les commentateurs proposent avec raison d’effacer les deux mots Balearici etsoror. Cicéron a déjà dit, chap. 10 Caecilia, Nepotis filia. Ce Métellus Népos avait été consul, l’an de Rome 655 , dix-huit ans avant le procès de Roscius. Il n’est guère probable que la femme de Sylla fût la fille de Baléaricus, consul quarante-quatre ans avant cette époque
(29) … patrem clarissimum, amplissimos patruos, ornatissimum fratrem… Dans l’espace de vingt-cinq ans, quinze Métellus furent consuls, ou censeurs, ou triomphateurs.
Source : www.mediterranees.net