AFFAIRE DOMINICI

1952

Le 27 juillet 1952, une famille britannique débarque à Dunkerque, pour passer quelques jours de vacances en France. Sir Jack Drummond directeur de laboratoire, 61 ans, est accompagné de son épouse, Lady Ann née Wilbraham, 47 ans, et de leur fille Elisabeth, 10 ans. A bord de leur voiture de marque Hillman, ils ont pour but de se rendre à Villefranche-sur-Mer où leurs amis Marrian les ont invités à séjourner dans une villa dont ils disposent.

Après un détour par Domrémy, ils font étape à Digne durant la nuit du 30 juillet au 1er août. Sir Jack y achète trois billets d’entrée à un spectacle taurin prévu pour le lundi 4 août. A cette date, la famille Drummond revient effectivement à Digne et, après avoir assisté à ce spectacle, reprend la direction de Villefranche-sur-Mer, par la vallée de la Durance. Parvenu dans la commune de Lurs, Sir Jack s’arrête au bord de la route nationale n° 96, en vue d’y passer la nuit. IP

L’endroit qu’il choisit, sous un mûrier situé à gauche de la route en allant vers Aix, se trouve à 165 mètres au nord de la ferme de la Grand’Terre habitée par une famille de cultivateurs. Celle-ci est composée de Gaston Dominici, 75 ans, de son épouse, Marie née Germain, 71 ans, de leur fils Gustave, 32 ans, de leur belle-fille Yvette née Barth, 20 ans, et du petit Alain, fils de Gustave et Yvette, 10 mois.

Le lendemain matin, vers 6 h, Gustave Dominici arrête un motocycliste qui passe sur la route, Jean-Marie Olivier et lui demande de prévenir la gendarmerie qu’il a entendu des coups de feu dans la nuit, et qu’il vient de découvrir un cadavre.

Arrivés sur les lieux vers 7 h 30, les gendarmes de Forcalquier y constatent la présence non d’un, mais de trois corps. Celui de Lady Ann, enroulé dans une couverture, se trouve près de la voiture et celui de Sir Jack, couvert d’un lit de camp renversé, du côté opposé de la route; ils semblent l’un et l’autre avoir été tués par balles d’armes à feu. Sir Jack présente également une blessure à la main droite. A 75 mètres environ de sa mère gît Elisabeth, au delà d’un pont sur la voie ferrée Marseille-Veynes, dans une pente descendant vers la Durance; elle porte à la tête des traces de coups profonds faits avec un instrument contondant. GD+PJ

Sous les ordres du capitaine Henri Albert, les gendarmes procèdent aux premières constatations. Ils découvrent près de la voiture Hillman trois étuis vides et une cartouche non percutée paraissant provenir d’une arme de guerre. A proximité du corps d’Elisabeth, ils remarquent des traces de pas qu’ils cherchent à protéger, mais qui se révèleront inexploitables. Ils constatent, dans la voiture et tout autour, un très grand désordre.

Le docteur Henri Dragon, médecin à Oraison, est appelé sur les lieux. Il attribue la mort des parents à des blessures par balle et celle de l’enfant à l’éclatement du crâne. L’autopsie pratiquée le soir-même à Forcalquier par les médecins légistes Girard et Pierre Nalin confirmera ces conclusions.

Le capitaine Albert prévient le procureur de la République de Digne, Louis Sabatier, qui ouvre une instruction confiée au juge d’instruction Roger Périès. Ces magistrats se transportent sur les lieux, accompagnés du greffier Emile Barras.

Outre les autorités administratives et judiciaires, une foule de curieux afflue sur les lieux que les gendarmes parviennent mal à protéger.

Le juge Périès confie l’enquête à la 9e brigade de police judiciaire de Marseille. Celle-ci délègue pour y procéder le commissaire Edmond Sébeille, accompagné d’une équipe d’inspecteurs.

Peu après leur arrivée, l’inspecteur Henri Ranchin aperçoit à la surface de l’eau, dans un bras mort de la Durance, la crosse brisée d’une arme de guerre dont il découvre le canon, immergé un peu en amont. Il s’agit d’une carabine américaine à répétition de marque Rock-Ola en mauvais état, sommairement réparée à l’aide d’un collier en aluminium et d’un morceau de fil de fer. Un éclat de bois trouvé sous la tête de la petite Elisabeth, lors de l’enlèvement de son corps, s’adapte exactement dans un creux de la crosse brisée. Une expertise opérée ultérieurement montrera que les douilles trouvées sur place ont été tirées par cette arme. PJ+PC

De son côté, l’inspecteur Charles Girolami constate la présence d’un pantalon de velours appartenant à Gaston Dominici, fraîchement lavé, qui sèche près du logement de celui-ci. De même, le sous-préfet de Forcalquier, présent sur les lieux, signale un pantalon bleu suspendu à une fenêtre de la ferme. Mais ces éléments ne sont pas exploités. CG+PC

En revanche, la carabine Rock-Ola est présentée à de nombreux témoins, dont aucun ne dit la reconnaître. Toutefois, à sa vue, Clovis Dominici, fils aîné de Gaston, manifeste une vive émotion et tombe à genoux; mais il se ressaisit rapidement et, malgré les questions pressantes du commissaire Sébeille, ne fait aucune déclaration qui permette à l’enquête d’avancer.

Parmi les témoins qu’entend la police judiciaire, Gaston Dominici déclare qu’il a aperçu les trois Anglais et leur voiture sous le mûrier, le soir du 4 août vers 19 h 30. Puis il a été réveillé dans la nuit, une première fois vers 23 h par un motocycliste qui appelait dans une langue étrangère et une seconde fois un peu après 1 h par les aboiements de son chien et des coups de feu. Il n’a pas entendu de cris. Il est parti garder ses chèvres vers 5 h du côté opposé à celui où se trouvait la famille Drummond et c’est seulement en revenant, vers 8 h, qu’il a appris le crime, de la bouche de son fils Gustave, alors que les gendarmes étaient déjà là. Il affirme ne pas connaître la carabine Rock-Ola.

De son côté, Gustave dit qu’à son retour des champs, le 4 août vers 20 h, son père l’a envoyé surveiller l’éboulement sur la voie ferrée de la bordure d’un de leurs champs, dû à un arrosage excessif. En s’y rendant, il a vu les trois campeurs, sans leur parler. Comme son père, il a été réveillé dans la nuit, ainsi que sa femme, successivement par le motocycliste étranger et par les coups de feu. Ils n’ont pas entendu de cris. Il s’est levé vers 5 h 30 et s’est aussitôt dirigé vers l’éboulement, afin de vérifier s’il ne s’était pas aggravé durant la nuit. C’est alors qu’il a vu le corps de la fillette morte. Il ne s’en est pas approché, mais a couru jusqu’à la route nationale où il a fait signe de s’arrêter au motocycliste Olivier, puis il est rentré chez lui pour attendre les gendarmes. Il déclare n’avoir jamais vu l’arme du crime.

Aucun des nombreux autres témoins alors entendus, membres et proches de la famille Dominici, habitants de Lurs, Ganagobie, Peyruis, Forcalquier, etc, passants sur la route nationale, intervenants spontanés ou autres, ne fournit de renseignements déterminants sur les circonstances du drame ou le propriétaire de la carabine.

Malgré la découverte rapide cette arme, l’enquête piétine ainsi durant tout le mois d’août 1952. En septembre, Edmond Sébeille part en vacances et, durant son absence, l’exécution de la commission rogatoire du juge Périès est confiée au commissaire principal Fernand Constant. A son retour, il est décidé que les deux commissaires resteront quelque temps l’un et l’autre sur cette affaire, Sébeille entreprenant une révision complète et détaillée du dossier, tandis que Constant poursuivra l’action sur le terrain.

C’est alors que celui-ci réalise une première, mais modeste avancée. S’appuyant sur le témoignage de Paul Maillet, il établit que, lorsque Gustave Dominici a vu le corps de la petite Elisabeth, celle-ci n’était pas inerte comme il l’affirmait, mais qu’elle bougeait encore. Confronté avec le témoin, Gustave reconnaît ce fait. Traduit devant le tribunal correctionnel de Digne, puis devant la cour d’appel d’Aix, il est condamné à deux mois d’emprisonnement pour non assistance à personne en danger.

Mais, contrairement aux espoirs des deux commissaires, son échec sur ce point n’assouplit pas la position de Gustave Dominici. A sa sortie de prison, le 15 décembre 1952, il ne leur apporte aucun élément nouveau, susceptible de faire avancer l’enquête.

1953

Le commissaire Sébeille poursuit donc son travail d’analyse du dossier, devenu entre temps fort volumineux. Il compare minutieusement entre elles les nombreuses déclarations recueillies par son service ou par la gendarmerie, recherchant les divergences qui peuvent exister entre elles, parfois sur des petits détails, et procède, si nécessaire à de nouvelles auditions des témoins.

C’est ainsi que que six d’entre eux, Paul Maillet, Robert Eyroux, Roger Perrin, Jean-Marie Olivier, Jean Ricard et Faustin Roure lui apportent des éléments précis qui remettent en cause certaines déclarations de Gaston et Gustave Dominici. Il décide alors, en accord avec le juge Périès, d’opposer ces éléments à ces deux derniers.

Il commence par confronter Gustave avec Ricard, Roure et Olivier, sur les lieux du crime, de bonne heure le matin du 12 novembre 1953. Puis il l’emmène au palais de justice de Digne où il l’interroge toute la journée et poursuit son audition le lendemain. Le premier jour, Gustave Dominici reconnaît que, contrairement à ce qu’il a soutenu jusqu’alors, il avait entendu les victimes crier au cours de la nuit du 4 au 5 août 1952, que pour arrêter Olivier le matin du 5 il avait surgi sur la route nationale tout près de la voiture anglaise, que Lady Ann et la petite Elisabeth étaient venues chercher de l’eau à la Grand’Terre dans la soirée du 4, et que le matin du 5 il s’était rendu plusieurs fois sur les lieux du crime où, entre 7 heures et 7 h 30, il avait déplacé le corps de Lady Ann. Enfin, au début de l’après-midi du 13 novembre, il s’effondre en pleurant sur l’épaule du commissaire Sébeille et lui déclare que le triple crime a été commis par son père; il précise que son frère Clovis est également au courant.

Aussitôt amené à Digne, celui-ci confirme les propos de son frère.

Le soir même, toujours au palais de justice de Digne, le commissaire Sébeille interroge Gaston sur les déclarations de ses fils, mais n’obtient aucun résultat. Il en est de même le lendemain 14 novembre. Au cours d’interrogatoires poursuivis une grande partie de la journée, le vieil homme refuse de reconnaître sa culpabilité. Edmond Sébeille suspend ces interrogatoires à 18 h et décide, en accord avec le procureur Sabatier et le juge Périès, que Gaston Dominici passera une nouvelle nuit au palais de Justice de Digne, sous la garde d’agents de police de cette ville. Cette surveillance est organisée par le commissaire de police de Digne, Pierre Prudhomme qui attribue à ses hommes des tours de garde de deux heures chacun.

Le premier tour, de 18 h à 20 h, incombe au gardien Victor Guérino. Seul avec celui-ci, dans la chambre du conseil du tribunal, le vieil homme lui parle en provençal. Leur conversation porte successivement sur la chasse, sur la Grand’Terre et la culture, puis sur la famille de Gaston. Vers 19 h, évoquant ses petits-enfants, il se met à pleurer. Guérino l’invite à s’exprimer, ajoutant qu’à son âge on lui en tiendra compte. Il ajoute: « c’est peut-être un accident qui vous est arrivé » et s’entend répondre « eh bé oui, c’est un accident, ils m’ont attaqué, je les ai tués tous les trois ». Un peu plus tard, Gaston Dominici renouvelle cette déclaration, précisant qu’il avait pris son fusil pour aller voir l’éboulement, en passant près du campement des Anglais: « j’ai été attaqué, j’ai tiré et puis ça a bardé ». Victor Guérino lui conseille de répéter tout cela au commissaire Sébeille, mais le vieillard refuse et lui demande d’aller chercher le commissaire Prudhomme.

A le relève de 20 h Guérino demande à Gaston Dominici, en présence du sous-brigadier Joseph Bocca et de Simon Giraud, concierge du palais de justice, s’il entend toujours répéter ses aveux au commissaire Prudhomme. Sur sa réponse affirmative, il va prévenir son chef qui, avec l’accord de Sébeille, se rend au palais vers 20 h 30.

Mais, entre temps, le vieil homme a déclaré à son nouveau gardien, Bocca, que la carabine appartient à son fils Gustave, que c’est celui-ci le coupable, et que, s’il s’accuse lui-même, c’est pour sauver l’honneur de ses petits-enfants. Avec le commissaire Prudhomme, il poursuit dans cette voie, lui demandant de lui faire un brouillon d’aveux, bien qu’il soit innocent. Le commissaire refuse et poursuit la conversation en l’orientant vers « la paillardise », sujet qui semble plaire à Gaston Dominici. Celui-ci dit qu’il a surveillé le coucher de la famille Drummond, qu’il s’est approché de la femme pour tenter des attouchements, que le mari est intervenu, saisissant l’arme par l’extrêmité du canon pour la détourner, qu’un premier coup est parti, blessant l’Anglais à la main, qu’il a ensuite continué à tirer sur lui, puis sur sa femme, qu’il a manqué la fillette et qu’il lui a fracassé la tête à coups de crosse. Le commissaire Prudhomme appelle alors son collègue Sébeille qui dresse procès-verbal du récit que Gaston Dominici répète devant lui, ajoutant même que l’Anglaise consentait à ses attouchements.

Lorsque le juge Périès assisté du greffier Barras veut, à son tour, le lendemain dimanche 15 novembre, recueillir sa déclaration, le vieillard recommence à dire qu’il n’est pas le meurtrier de la famille Drummond mais qu’il s’accuse dans le seul but de sauver l’honneur de ses petits-enfants. Dans un deuxième temps, il revient au récit du crime commis par « paillardise » et même, le corsant, il déclare qu’ayant vu la femme se déhabiller, il s’est approché d’elle et qu’elle s’est donnée à lui, d’où la rixe avec le mari et le triple meurtre qui a suivi.

Le lundi 16 novembre, le juge Périès procède à la reconstitution du crime en présence d’une centaine de journalistes et d’un grand nombre de curieux. Gaston Dominici se prête de bonne grâce à cette opération, dans sa plus grande partie du moins. Il montre d’abord au juge l’endroit où il cachait sa carabine, dans une remise. Il se rend ensuite sur le lieu de stationnement de la voiture Hillman et s’allonge sur le sol, disant que c’est là qu’il a « possédé » l’anglaise. Il mime ensuite sa « bagarre » avec l’inspecteur représentant le mari qui cherche à le désarmer et montre comment, après l’avoir blessé à la main, il lui a tiré deux fois dessus tandis qu’il s’enfuyait à travers la route. Il se tourne alors vers l’emplacement où se trouvait la femme en expliquant qu’elle est « tombée sur place » lorsqu’il a tiré sur elle. Puis il indique que la fillette est sortie de la voiture et partie en courant vers la voie ferrée. Il court lui-même avec agilité après l’inspecteur qui la représente et mime un coup de fusil qu’il a tiré vers elle sans l’atteindre. Mais, en franchissant le pont au dessus du chemin de fer, il tente d’enjamber le parapet et de se jeter sur la voie, pour se suicider semble-t-il. Arrêté à temps, il est accompagné jusqu’à l’endroit où gisait Elisabeth. Arrivé là, il manifeste toutefois beaucoup de réticence pour montrer comment il l’a frappée, avant de faire mine de porter, avec sa canne, un coup à la tête du policier.

A l’issue de cette reconstitution, le juge l’inculpe du triple meurtre. Sur cette inculpation, il se borne à déclarer qu’il confirme ses déclarations précédentes, ajoutant seulement qu’il a agi dans un moment de folie.

A nouveau interrogé par le juge Périès, le 7 décembre, en présence de ses avocats, Gaston Dominici proteste de son innocence et déclare n’avoir avoué que par l’effet de la fatigue et sous la pression des policiers.

Gustave maintient ses accusations contre son père les 5, 17 et 28 décembre, en variant toutefois sur les circonstances dans lesquelles il a recueilli ses confidences..

Interrogée le 18 décembre, Yvette Dominici déclare pour sa part avoir entendu des cris et six à sept coups de feu dans la nuit du 4 au 5 août 1952. Quelques instants plus tard, Gustave est sorti de leur chambre. En revenant, il lui a confié qu’il avait rencontré dans la cour son père, abattu comme un homme ivre, disant « qu’il avait tué ».

Le 30 décembre à 10 h, Gaston renouvelle ses dénégations. A 11 h 25, le juge Périès le confronte avec ses fils. Gustave rétracte les accusations portées contre son père; Clovis maintient les siennes. Entendu une seconde fois à 18 h 15 hors la présence de son père, Gustave déclare qu’il n’a pas eu le courage de répéter ses accusations devant lui, mais qu’il est vrai que Gaston lui a dit, le 5 août 1952 vers 2 h du matin, dans la cour de la ferme, être l’auteur du meurtre, et qu’il a ensuite constaté la disparition de la carabine cachée dans la remise.

1954

Le 19 janvier 1954, Gustave Dominici adresse à son père emprisonné une lettre dans laquelle il semble le tenir pour innocent. Interrogé à ce sujet, le 4 février, par le juge Périès, il déclare l’avoir, en effet, accusé à tort, par lassitude, sous la pression des policiers. Il explique que, depuis lors, il est soumis au harcèlement de sa famille, de sorte qu’il ne sait plus où il en est. Confronté avec Clovis, il fait à nouveau volte-face et dit qu’en retirant ses accusations, il vient de mentir. Mais, lorsqu’il rencontre des journalistes, il leur affirme que Gaston est innocent.
Le 23 février, devant le juge, il maintient ses accusations contre son père. Il reconnaît qu’il a raconté à sa famille que Clovis les avait portées avant lui, le 13 novembre 1953 et qu’il s’était laissé influencer par son frère. Il les nuance toutefois en précisant que, lorsqu’il lui a parlé, dans la nuit du crime, Gaston devait être pris de boisson. Il conclut que, si son père se proclame innocent, c’est qu’il doit l’être.

Le 25 février, Gaston Dominici jette la suspicion sur son petit-fils Roger Perrin auquel la carabine américaine pourrait avoir été prêtée par son oncle Clovis qui en aurait été le vrai propriétaire.

Le juge Périès poursuit son instruction, confiant au commissaire Sébeille diverses vérifications de détail et accomplissant les différents actes que nécessite une procédure criminelle. A l’issue de cette instruction, Gaston Dominici est renvoyé devant la cour d’assises des Basses-Alpes.

Les débats s’ouvrent à Digne le 17 novembre 1954. La présidence de la cour d’assises est assurée par un conseiller de la cour d’appel d’Aix, Marcel Bousquet. Ses deux assesseurs sont le conseiller Roger Combas et le juge André Debeaurain, et les neuf jurés: A. Girard, de Mirabeau, J. Ventre, de Colmars, Alincourt, de Château-Arnoux, D. Sube, de Pierrerue, J. Martin, de Ste Tulle, M. Bernard, de Saumane, P. Auzet, des Dourbes, J.-E et D. Ailhaud, de Villemus. L’accusation est soutenue par Calixte Rozan, substitut général à la cour d’Aix et Louis Sabatier, procureur de la République à Digne. Mme Wilbraham, mère de Lady Ann Drummond, partie-civile, est représentée par Mes Claude Delorme, avocat à Marseille et Charles Tartanson, avocat à Digne. Gaston Dominici est défendu par quatre avocats: Mes Emile Pollak et Pierre Charrier, de Marseille, et Mes Léon et Bernard Charles-Alfred, de Digne. De très nombreux journalistes sont présents, ainsi que des personnalités du monde littéraire, telles que Jean Giono et Armand Salacrou. Le public ne peut être que partiellement admis dans la salle d’audience, trop petite, et occupe les abords du palais de justice.

La cour d’assises siège durant douze jours. Les débats y sont houleux, Gaston proclame son innocence. Honni par toute sa famille, Clovis la conteste. Gustave soutient son père, mais trop mollement au gré de celui-ci qui l’interpelle avec véhémence, l’adjurant de dire la vérité et laissant entendre qu’il se trouve en prison à sa place. Gaston fait également peser sa suspicion sur son fils Clovis et son petit-fils Roger Perrin, mais sans précision. Yvette cesse de charger sou beau-père.

Le 28 novembre, Gaston Dominici est déclaré coupable du triple crime et condamné à mort.

Sous le coup de ce verdict, il fait part à l’un de ses défenseurs, Me Léon Charles-Alfred, d’une conversation qu’il dit avoir surprise entre Gustave et Yvette dans les jours qui ont suivi le drame. Aux termes de celle-ci, Roger Perrin aurait aidé Gustave à transporter Elisabeth.

Les avocats de Gaston Dominici transmettent cet élément d’appréciation au ministre de la justice. Celui-ci fait d’abord interroger le condamné par un magistrat, le substitut Joseph Oddou, devant qui il confirme ses dires. Une mission d’information est alors confiée à deux policiers parisiens, le commissaire divisionnaire Chenevier et le commissaire principal Gillard, de la direction des services de police judiciaire.

Les deux commissaires entendent Gaston Dominici les 19 et 20 décembre 1954, mais il varie beaucoup au cours de ce long entretien. Après avoir confirmé ses dires à Me Charles-Alfred et au substitut Oddou, il déclare avoir vu lui-même Gustave et Roger transporter la petite Elisabeth, puis il se rétracte, revenant à la conversation surprise.

1955

Au vu de ces déclarations, le ministre estime nécessaire de prescrire une nouvelle instruction. Le juge Roger Périès est nommé à Marseille, selon son désir, et remplacé par un juge suppléant de Toulon, Pierre Carrias, lui-même nommé juge d’instruction à Digne.

La nouvelle information est ouverte le 23 février 1955, contre X…, du chef de complicité d’homicides volontaires.

Le juge Carrias procède personnellement à certains actes d’instruction, tels que la confrontation du commissaire Sébeille et de Gustave Dominici, au cours de laquelle ce dernier mime la scène au cours de laquelle il a accusé son père en pleurant sur l’épaule de Sébeille. Mais aussi, selon le voeu du ministre de la justice, le juge délivre aux commissaires Chenevier et Gillard des commissions rogatoires en vertu desquelles ceux-ci se livrent à des investigations approfondies, entendant de nombreux témoins à qui ils posent un très grand nombre de questions préparées selon un plan soigneusement mûri. Quant à Gaston Dominici, détenu à la prison des Baumettes, il est interrogé et confronté, aussi souvent que nécessaire, par le juge d’instruction Jacques Batigne, du tribunal de Marseille. IC

Les commissaires Chenevier et Gillard accomplissent durant plusieurs mois un travail considérable en vue d’identifier et de confondre un ou plusieurs complices du triple meurtre. CG

Après 1955

Ils terminent ce travail au début de 1956 et en exposent les résultats dans un volumineux rapport en date du 15 février. Ils déclarent, en conclusion de leur enquête, penser que Gustave Dominici est l’auteur du meurtre des époux Drummond, sans cependant que la preuve irréfutable en soit apportée. Ils ajoutent que, de toutes façons, et celà dans les limites les plus reculées de l’hypothèse la plus favorable, Gustave Dominici est au moins co-auteur ou complice des deux derniers meurtres. Ils considèrent que la poursuite de l’instruction judiciaire devrait permettre de déterminer sa juste part de sa responsabilité, et qu’il en est de même pour Roger Perrin.

Les soupçons ainsi formulés contre Gustave Dominici et Roger Perrin apparaissent trop peu précis pour étayer des inculpations. Aucun élément vraiment nouveau n’est fourni contre Gustave dont l’attitude suspecte et la volonté évidente d’entraver l’enquête sont connues depuis longtemps, et ne peuvent s’expliquer que par des hypothèses n’impliquant pas nécessairement sa responsabilité personnelle. Quant à Roger, rien de solide n’est avancé contre lui. Après quelques ultimes vérifications, une ordonnance de non-lieu qui clôture la seconde instruction concernant le triple crime de Lurs est rendue le 13 novembre 1956 par le juge Carrias.

En 1957, le président de la République René Coty commue la peine de mort de Gaston Dominici en travaux forcés à perpétuité. Trois ans plus tard, en 1960, le général de Gaulle lui accorde sa grâce complète, et il recouvre la liberté. Le patriarche de la Grand’Terre meurt à Digne en 1965, âgé de 88 ans. Malgré les efforts de la famille Dominici, assistée d’éminents avocats, aucune demande de révision ne connaît le succès.

LE JUGE CARRIAS

Lorsque Jean Teyssier et Yves Thélène m’ont demandé mon témoignage sur l’affaire de Lurs, j’ai volontiers accepté de le leur donner, en raison des cordiales relations qui existent depuis bien longtemps entre nous. C’est d’ailleurs de tradition entre le tribunal de Digne et la presse locale.

Je vais donc expliquer pourquoi j’ai l’intime conviction que Gaston Dominici était coupable.

Cependant, mon indépendance d’esprit à cet égard a été mise en doute, lors d’un débat public, par Maître Gilbert Collard; selon cet éminent avocat, si je me prononce en ce sens, ce serait par solidarité professionnelle, pour soutenir le point de vue officiel de la Justice sur l’assassinat de la famille Drummond. Il faut donc que je commence par préciser comment je suis entré dans cette affaire … par la petite porte.

1 – Comment je suis entré dans l’affaire de Lurs.

o Les prémices.

Lorsque Sir Jack, Lady Ann et la petite Elisabeth Drummond ont été assassinés à Lurs, près de la maison de la famille Dominici, dans la nuit du 4 au 5 août 1952, j’étais magistrat depuis à peine plus d’un an. En effet, c’est en juin 1951 qu’après avoir achevé mes études à Paris et mon stage chez Maître Christian Talamon, avocat aux Conseils, j’avais été nommé à mon premier poste: celui de juge suppléant au tribunal de Toulon.

D’une façon générale, par goût personnel, je m’intéresse peu aux faits divers, même lorsqu’il s’agit de crimes retentissants. Tout au long de ma carrière, j’ai préféré une affectation dans les chambres civiles des juridictions auxquelles j’ai appartenu, plutôt que des fonctions pénales. Et, si l’on cherche aujourd’hui ma signature au Dalloz, ce n’est pas dans une rubrique criminelle, mais à celle du droit de l’expropriation qu’on la trouvera.

Pendant les premiers jours d’août 1952, j’étais de service à mon tribunal de Toulon. Une fois achevée ma tâche quotidienne, ma principale préoccupation était le choix de la plage où je pourrais me détendre pour profiter le mieux possible de ma Provence retrouvée après mon exil parisien. Malgré mes attaches avec Forcalquier, je n’ai donc prêté qu’une attention lointaine à la fin tragique des trois Anglais de Lurs. De même, par la suite, c’est d’un oeil distrait que j’ai parcouru les journaux relatant les péripéties de l’enquête des commissaires Edmond Sébeille et Fernand Constant et de l’instruction du juge Roger Périès, puis celles du procès d’assises en novembre 1954.

Toutefois, au début de 1955, il a bien fallu que je m’intéresse sérieusement à cette affaire. Le moment des voeux étant venu, je m’étais rendu auprès de mon supérieur hiérarchique, le premier président de la cour d’appel d’Aix, afin de de lui présenter mes devoirs, mais surtout pour essayer de savoir s’il jugeait mes mérites suffisants pour me procurer bientôt de l’avancement. Et j’eus la surprise d’apprendre qu’il entendait me déléguer immédiatement dans les fonctions de juge d’instruction à Digne, pour y être ensuite définitivement nommé. Le ministre de la justice venait, en effet, de prescrire l’ouverture d’une nouvelle instruction sur le crime de Lurs, et il fallait la faire diriger par un magistrat différent de celui qui avait conduit la première. Le juge Roger Périès nommé à Marseille selon son désir, j’étais appelé à le remplacer pour ouvrir cette nouvelle enquête.

Ma stupéfaction n’avait d’égale que ma satisfaction. La plupart des juges suppléants nommés juges titulaires devaient, à l’époque, partir pour plusieurs années dans le Nord ou l’Est de la France. Mais moi, on m’envoyait dans les Basses-Alpes, dans le pays où plongent les racines de ma famille, celui où mon grand-père, Léon Lenoir, avait déjà, soixante ans auparavant, occupé les fonctions de juge d’instruction à Forcalquier ! Et cela pour essayer de faire la lumière sur une affaire particulièrement difficile. Bien que je n’aie pas été spécialement attiré par la justice pénale, ce choix de ma hiérarchie me flattait. Avec la présomption de la jeunesse, je ne me suis pas demandé alors si je me montrerais à la hauteur de la tâche, si je saurais résister aux passions déchaînées par le verdict de mort du 28 novembre 1954, si je ne tomberais pas dans les pièges qui me seraient inévitablement tendus. Je ne pensais qu’à aller de l’avant, à la recherche de la vérité dans une affaire où je ne m’étais encore forgé aucune opinion personnelle, sans me laisser influencer par aucune pression, comme il convient à un magistrat du siège, libre et pondéré.

Ma liberté d’esprit restait entière, mais celle de mouvement risquait d’être sérieusement perturbée. Le premier président Viguié avait, en effet, donné connaissance de ses projets me concernant au procureur général Orsatelli qui en avait informé le ministère de la justice d’où une fuite s’était produite en direction de la presse. Je passais ainsi brusquement, sans aucune préparation, de l’obscurité la plus complète à la notoriété nationale. Avant même mon retour à Toulon, dès l’après-midi de ma visite à Aix, mon domicile aux HLM Bazeilles et mon bureau du palais de justice étaient assiégés par de nombreux journalistes. Ils continuèrent de l’être dans les jours suivants, si bien que je ne pus pas transmettre posément mon service à mon successeur, Alain Bernard, autre juge suppléant bas-alpin, originaire d’Oraison. Et, même sur la route me conduisant à Digne, j’ai été suivi par un reporter qui a ainsi pu informer ses lecteurs que j’arrivais dans mon nouveau poste avec un vélo sur le toit de ma 4 CV Renault; nul doute que cette exclusivité les ait passionnés !

o Mon arrivée à Digne.

C’est seulement à Digne que j’ai fait la connaissance de ceux qui s’étaient, avant moi, occupés du crime de Lurs et, en premier lieu, le procureur de la République Louis Sabatier et le juge d’instruction Roger Périès. Ils m’ont alors dit qu’à leurs yeux toute la lumière avait été faite sur cette affaire et qu’une bonne justice avait été rendue par la cour d’assises des Basses-Alpes. Le dossier leur paraissait solide et sans faille. Gaston Dominici était coupable, et le seul coupable, du triple assassinat. Il n’y avait plus rien à découvrir et, en conséquence, la mission qui m’était confiée sur l’initiative du ministre de la justice leur apparaissait inutile et vouée à l’échec. C’était la thèse officielle, retenue aussi bien par le parquet général d’Aix que par la police judiciaire de Marseille. Selon cette thèse, le doute, ensuite partagé par le ministère de la justice et la police judiciaire de Paris, avait été introduit par la presse parisienne qui avait suivi les débats aux assises sans rien y comprendre.

Il ne faut cependant pas imaginer que nous tenions chaque jour de longues conférences à ce sujet. Le juge Roger Périès avait son travail à Marseille et moi le mien à Digne. Nous nous sommes sans doute rencontrés moins d’une dizaine de fois à propos du crime de Lurs. Il est vrai qu’il existait un pont entre nous, en la personne de notre fidèle et commun collaborateur, le greffier Emile Barras, qui était déjà son ami et qui est progressivement devenu le mien. Ayant suivi l’instruction depuis le premier jour, puis les débats des assises, celui-ci pouvait, avec sa modestie naturelle, m’en relater toutes les péripéties et me faire connaître l’opinion de mon prédécesseur sur tel ou tel détail de l’enquête. Il est vrai aussi que j’ai retrouvé Roger Périès vingt six ans plus tard lorsque, à notre grand étonnement réciproque, je lui ai encore succédé, cette fois dans les fonctions de premier vice-président au tribunal de Marseille. Nous avons, à cette occasion, évoqué les souvenirs de l’affaire de Lurs, sans cependant pouvoir nouer des relations plus suivies car, si j’avais à mon tour mon travail à Marseille, lui il avait désormais le sien à Aix.

Quant aux autres protagonistes de la première enquête, je les ai encore moins vus, sauf le procureur Sabatier. Je n’ai pas dû rencontrer les commissaires Sébeille et Constant plus de trois ou quatre fois. Je connaissais déjà, avant ma nomination à Digne, le procureur général Orsatelli et l’avocat général Rozan qui avait requis aux assises contre Gaston Dominici, mais c’étaient des magistrats du parquet général d’Aix que, magistrat du siège à Toulon puis à Digne, je n’étais pas appelé à voir fréquemment. Et je ne me souviens pas que ma route ait jamais croisé celle du président Bousquet qui avait dirigé les débats de la cour d’assises.

Il est vrai que j’ai eu ensuite de confiantes relations de travail avec Louis Sabatier, l’un des accusateurs de Gustave Dominici, magistrat d’une rare tenue intellectuelle et d’une grande discrétion, comme c’est souvent le cas entre un juge d’instruction et son procureur. Mais il en a été de même avec deux des défenseurs du vieil homme, Léon et Bernard Charles-Alfred qui ont, durant des années, plaidé si souvent devant moi, avec droiture et talent. J’ai éprouvé un chagrin très réel lors de la mort prématurée de Bernard Charles-Alfred, dans son cabinet d’avocat, alors qu’il travaillait sur un de ses dossiers.

Quoiqu’il en soit, de tels liens n’existaient encore, lors de mon arrivée à Digne en 1955, avec aucun de ceux qui avaient joué un rôle avant moi dans cette affaire. J’étais entièrement libre de me faire une opinion personnelle sur la première instruction. Sans doute étais-je plein de déférence pour mes collègues plus anciens et plus expérimentés, mais aussi avais-je l’impression qu’il existait entre nous presque un décalage de génération. Le plus jeune d’entre eux, Roger Périès, venait d’avoir trente neuf ans; je n’en avais pas encore trente. Cette différence, en réalité minime, me paraissait importante. Avec une certaine naïveté, je le reconnais aujourd’hui, il me semblait qu’un regard neuf, plus jeune, jeté sur cette affaire, permettrait peut-être de lui donner un éclairage nouveau.

Afin de forger tranquillement mon opinion, à l’abri de l’agitation qui régnait alors au palais de justice de Digne, j’emportais chaque soir une tranche du dossier à l’hôtel Mistre, où j’avais pris pension, et je l’étudiais, souvent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Je pouvais m’y consacrer d’autant plus pleinement qu’un autre juge suppléant, mon ami Jean Le Gouic, venant aussi de Toulon, avait été délégué en même temps que moi, afin de se charger des autres tâches incombant normalement au juge d’instruction de Digne. Ayant ainsi pris connaissance du dossier existant, j’étais prêt à entreprendre la nouvelle instruction dont j’allais être chargé.

2. – Le déroulement de mon instruction.

Les commentateurs qui se sont successivement penchés sur le triple crime de Lurs ont donné peu de place à cette nouvelle instruction. Elle présente, en effet, je suis le premier à en convenir, moins d’intérêt que la précédente, celle de mon prédécesseur Roger Périès. De plus, elle ne plaît ni aux partisans de la culpabilité de Gaston Dominici, ni à ceux de son innocence. Les premiers n’ont jamais voulu en entendre parler parce que, intervenant après le verdict de la cour d’assises, elle risquait de remettre en cause la chose jugée, contrairement à tous les principes. Les seconds préfèrent l’oublier car, ouverte à la demande des défenseurs de Gaston Dominici qui espéraient voir démontrer l’innocence de leur client, elle a échoué malgré l’intervention de deux des plus brillants policiers de France. Le récent travail de William Reymond, qui pense avoir trouvé en dehors de la famille Dominici les véritables auteurs de la tuerie pourrait toutefois lui donner un regain d’actualité.

o Les confidences du condamné à ses avocats.

Elle avait pour point de départ une déclaration faite par Gaston Dominici à l’un de ses avocats, Maître Léon Charles-Alfred, le 28 novembre 1954, immédiatement après sa condamnation à mort, avant même d’être reconduit à la prison Saint Charles. On se souvient qu’au cours des débats, l’accusé avait interpellé son fils Gustave avec véhémence, l’adjurant de dire la vérité et suggérant qu’il se trouvait en prison à sa place, mais que Gustave était resté évasif. C’est dans ces conditions qu’une fois condamné, il a fait part à Maître Charles-Alfred de la déception que lui avait causée son fils, précisant que, peu après le drame, il avait surpris une conversation entre celui-ci et Yvette sa belle-fille, selon laquelle, au cours de la nuit du crime, son petit-fils Roger Perrin aurait aidé Gustave à transporter la petite Elisabeth. J’ai déjà dit la confiance qui s’est plus tard instaurée entre nous au cours de nombreuses années de travail judiciaire et le respect que je porte à la mémoire de Léon Charles-Alfred. Je ne peux donc pas imaginer un seul instant qu’il ait travesti en quoi que ce soit les révélations de l’illustre vieillard. Mais je ne doute pas non plus que la vivacité de son esprit ne lui ait pas fait apercevoir immédiatement le parti qu’il pouvait en tirer, non peut-être pour parvenir à la révision du procès, mais au moins pour obtenir la grâce de Gaston Dominici, ce qui est évidemment et bien légitimement la première préoccupation d’un avocat dont le client vient d’être condamné à mort. Aussi, prit-il dès le lendemain la précaution de faire renouveler par celui-ci ses déclarations devant l’ensemble de ses défenseurs; après quoi ils transmirent au ministre de la justice cet élément d’appréciation qu’ils tenaient pour nouveau et important.

Celui-ci est arrivé à Paris dans un climat bien particulier, qu’il faut rappeler. Très largement couverts par la presse, les débats de la cour d’assises avaient fait publiquement ressortir à la fois les forces et les faiblesses du dossier. Passionnée par cette affaire, la France s’était presque coupée en deux. D’une part les partisans de la culpabilité, sans doute majoritaires dans la population bas-alpine, étaient soutenus par la presse régionale, avec Gabriel Domenech et Jean Teyssier. D’autre part ceux de l’innocence du sympathique « patriarche de la Grand’Terre », étaient conduits par des intellectuels brillants comme Jean Giono ou Armand Salacrou, et appuyés par une grande partie de la presse parisienne.

Dans ce climat, le ministère de la justice considéra que les révélations faites aux avocats méritaient d’être prises au sérieux et prescrivit l’audition du condamné par un magistrat. Gaston Dominici ayant, entre temps, été transféré à la prison des Baumettes, cette mission échut au substitut Joseph Oddou, du parquet de Marseille; le condamné lui confirma, sans beaucoup de détails, qu’il avait surpris la conversation entre Gustave et Yvette dont il avait fait part à ses défenseurs et que celtte conversation lui avait fait comprendre que Roger Perrin, son petit-fils, était certainement pour quelque chose dans l’affaire.

o La première intervention des policiers parisiens.

En possession du procès-verbal de cette déclaration, le ministre de la justice demanda à son collègue de l’intérieur des noms de policiers susceptibles d’accomplir dans cette affaire une mission d’information. Le choix du ministre de l’intérieur se porta sur le commissaire divisionnaire Chenevier, chargé de la sous-direction des affaires criminelles à la direction des services de police judiciaire, et son adjoint, le commissaire principal Gillard. Ces deux hommes passaient alors pour deux des plus fins limiers de la police judiciaire française, un peu comme, dans ces dernières années, le commissaire Broussard et « Le Chinois ». Ils appartenaient tous deux à la police judiciaire, dans sa direction parisienne, comme le commissaire Sébeille dans son service régional de Marseille, mais, pour des raisons que j’ignore, ils détestaient leur collègue. Ils connaissaient bien une grande partie du dossier pour avoir étudié, à mesure qu’ils les recevaient, les copies de ses procès-verbaux que le commissaire Sébeille adressait régulièrement à Paris. Enfin le commissaire Gillard avait personnellement suivi sur place, pour le compte de sa direction, les débats des assises de Digne; nous verrons plus loin qu’il avait aussi étudié le cas d’un délinquant allemand qui avait fait à la police de son pays des déclarations sur une affaire pouvant ressembler à la nôtre.

A la date du 15 décembre 1954, le ministre de la justice prescrivit donc au parquet général d’Aix de faire donner à ces deux fonctionnaires, par le parquet de Digne, une mission d’enquête en vue de vérifier les déclarations de Gaston Dominici et, à cette fin, de leur permettre de communiquer avec le condamné dans sa prison. Observons au passage que, si la réforme de la justice dont il est aujourd’hui question aboutissait à rompre tout lien entre la Chancellerie et les parquets, une telle action deviendrait impossible. Dans l’état d’esprit où ils étaient à l’époque, jamais le procureur général Orsatelli, ni le procureur Sabatier n’auraient spontanément décidé de confier aux policiers parisiens une mission qui risquait de remettre en cause le verdict de la cour d’assises. Sans doute, comme nous allons le voir, cette mission a-t-elle donné peu de résultats concrets. Il était cependant souhaitable, dans l’intérêt de la manifestation de la vérité, qu’elle soit tentée, et il eut été regrettable qu’elle ne le soit pas si le ministre de la justice n’avait pas eu le pouvoir de la prescrire. Pour ma part, je souhaite que le lien entre le Gouvernement et les parquets soit aménagé dans un sens libéral, mais non complètement supprimé.

Quoiqu’il en soit, munis d’une réquisition d’enquête signée du procureur Sabatier, les commissaires Chenevier et Gillard ont entendu Gaston Dominici aux Baumettes, les 19 et 20 décembre 1954. Le procès-verbal de cette audition est très long, les deux policiers ayant pris la précaution de noter in extenso leurs questions et les réponses du condamné. Il permet ainsi d’apprécier ses réticences et ses variations, dont je reproduirai plus loin quelques extraits.Dans un premier temps, Gaston Dominici se borna à confirmer sa déclaration au substitut Oddou; ensuite il dit avoir vu lui-même Gustave et Roger Perrin transporter la petite Elisabeth, puis il se rétracta, revenant à la conversation surprise entre Gustave et Yvette, mais mettant confusément en cause, outre Gustave, son autre fils Clovis.

o L’ouverture de l’instruction.

Au vu de ce procès-verbal et du rapport de police qui l’accompagnait, le ministre de la justice, qui en avait alors le pouvoir mais ne l’aurait plus si tout lien était supprimé entre les parquets et lui, ordonna l’ouverture d’une information contre X… du chef de complicité d’homicides volontaires. Et c’est pour préparer cette nouvelle information que, dans un premier temps, le premier président Viguié m’avait délégué, comme je l’ai dit, au tribunal de Digne où je fus définitivement nommé juge d’instruction le 3 février.

Cette procédure fut ouverte par un réquisitoire introductif signé le 25 février 1955 par le procureur Louis Sabatier. A cette date, j’avais pris du dossier une connaissance suffisante pour entrer immédiatement en action. Le jour même, j’écrivis au directeur des prisons de Marseille pour avoir officiellement des nouvelles de l’état de santé de Gaston Dominici qui donnait des inquiétudes. Puis je décidai qu’il devait, sans tarder, être entendu et confronté avec Gustave et Yvette, au sujet de la conversation surprise. Une difficulté se présentait toutefois: le condamné était détenu aux Baumettes, il ne paraissait pas opportun de le faire revenir à la prison de Digne, et je ne pouvais pas opérer en dehors des Basses-Alpes.Sans doute voit-on couramment aujourd’hui des juges d’instruction français prendre l’avion pour New York, Melbourne ou Tokyo. Mais, à l’époque, nous devions strictement respecter les limites de notre circonscription; passé Corbières, je n’avais plus aucun pouvoir.

En accord avec le tribunal de Marseille, j’adressai, selon l’usage, une commission rogatoire au doyen des juges d’instruction de ce siège, qui la délégua au juge Jacques Batigne, magistrat de grande expérience, tout à fait qualifié pour procéder à ces opérations. Gaston Dominici ne parla plus d’avoir vu lui-même Gustave et Roger Perrin transporter la petite Elisabeth. Il se cantonna à la conversation surprise entre Gaston et Yvette; ceux-ci nièrent l’avoir tenue. Les policiers parisiens me reprochèrent par la suite d’avoir fait procéder prématurément à cette confrontation qu’ils auraient préféré réaliser dans le cours de leurs opérations. Compte tenu de l’attitude arrogante prise à leur égard par Gustave et Yvette Dominici, je reste persuadé qu’ils n’auraient pas obtenu plus de résultats que le juge Batigne.

De mon côté, je vérifiai sur place, à la Grand’Terre, que Gaston Dominici aurait difficilement pu entendre, dans les conditions qu’il alléguait, une conversation entre Gustave et Yvette, à moins que ceux-ci ne se soient exprimés à voix haute, ce qui paraissait fort improbable. Je recueillis ensuite les observations de ses défenseurs, des commissaires Chenevier et Gillard et du capitaine Albert, commandant de la compagnie de gendarmerie de Forcalquier.

Nous convînmes avec ce dernier que la gendarmerie me prêterait son assistance pour vérifier les déclarations d’un ouvrier de batteuse, Antoine Llorca, qui soupçonnait deux de ses compagnons d’avoir quitté leur lieu de travail, à Pierrerue, dans la nuit du crime, pour se rendre à Lurs où ils auraient assassiné les Anglais afin de les voler. Ces déclarations avaient été révélées par Jours de France. Leur vérification devait se faire dans le milieu rural bas-alpin, que je connaissais bien et où il me paraissait que les gendarmes seraient plus à l’aise que les policiers parisiens. Observons que j’instruisais alors à décharge puisque, si la culpabilité des ouvriers de batteuse avait été démontrée, celle de Gaston Dominici ou de tout autre de ses proches éventuellement soupçonné aurait en conséquence été exclue. Mais il apparut que Llorca était un affabulateur et que les agissements, suspects à ses yeux, de ses compagnons de travail n’avaient en réalité aucun lien avec l’affaire de Lurs.

o Les commissions rogatoires aux policiers parisiens.

Cependant, la question de confier ou non une mission aux commissaires Chenevier et Gillard se posait à moi avec une acuité plus grande de jour en jour. La Chancellerie tenait beaucoup à ce qu’ils soient désignés et c’étaient incontestablement des enquêteurs très compétents en matière criminelle. Mais leur comportement ne me plaisait pas, surtout vis à vis de la presse aux appréciations de laquelle ils me paraissaient attacher trop d’importance; je craignais que cette préoccupation n’influe sur l’orientation de leur enquête. Il m’apparut toutefois que, si je ne les commettais pas, je donnerais l’impression de ne pas vouloir rechercher toute la vérité, car ils étaient déjà intervenus dans cette affaire où, sous l’influence de leurs amis journalistes, une bonne partie de l’opinion publique attendait qu’ils puissent déployer leurs talents.

La première commission rogatoire que je leur délivrai était limitée, afin d’éviter une éventuelle censure de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui prohibait sévèrement les commissions rogatoires générales. Elle leur prescrivait de vérifier quels avaient été, entre le 4 août 1952 à midi et le 5 août 1952 à midi, l’emploi du temps et le comportement de Gustave Dominici et de Roger Perrin fils, ce qui me paraissait suffisant pour leur permettre d’enquêter sur les déclarations de Gaston Dominici concernant la conversation surprise et le transport de la petite Elisabeth. Mais cette limitation leur déplût. Ils n’en procédèrent pas moins à de nombreuses investigations, auditions et confrontations jusqu’à ce que Gustave et Yvette Dominici, entendus par eux, contestent la plupart des déclarations qu’ils avaient faites, durant la première instruction, au commissaire Sébeille et au juge Périès. Ils se heurtaient ainsi au principal obstacle rencontré par tous les enquêteurs qui ont eu à s’occuper de cette affaire: l’attitude irrationnelle et fuyante de plusieurs membres de la famille Dominici. Or la stratégie qu’ils m’avaient présentée consistait à poser des questions précises découlant de l’étude du dossier et destinées à enfermer par la logique les « menteurs » dans un réseau inextricable et à faire jaillir la vérité. L’absence totale de logique chez les principaux témoins constituait pour eux un obstacle infranchissable. Ils me retournèrent, en conséquence, ma commission rogatoire accompagnée d’un rapport sommaire signalant les contradictions qui résultaient de leurs premières recherches.

Prenant le relais, je confrontais alors Gustave Dominici avec les principaux témoins et enquêteurs de la première information. Comme d’habitude, il variait et se contredisait au sujet des procès-verbaux dont il refusait de reconnaître le contenu, s’exprimant toutefois dans des termes plus prudents qu’avec les deux commissaires. Je communiquais également ses déclarations au juge Périès qui me fit connaître qu’il ne jugeait pas utile de m’adresser une note à ce sujet.

Estimant que ce répit avait dû permettre à mes parisiens de se remettre de leurs émotions, je leur délivrai une nouvelle commission rogatoire, complémentaire de la précédente. Elle n’était toujours pas générale mais, plus large, elle leur prescrivait de rechercher si, en dehors des vérifications relatives à l’emploi du temps et au comportement des personnes visées dans la première commission rogatoire, des complicités concernant le crime de Lurs pouvaient ou non être établies. Ils effectuèrent alors, pendant quatre mois, un travail important et des investigations complexes, s’attachant plus particulièrement à mettre en lumière les contradictions des principaux membres de la famille Dominici qui cherchaient toujours à jeter la confusion.

o L’échec.

Une année s’était ainsi écoulée et, en janvier 1956, il fallut bien convenir que, malgré leur zèle et leur savoir-faire, nos fins limiers n’avaient rien trouvé de nouveau. Leur stratégie de logique s’était heurtée au mur impénétrable de l’irrationalité des Dominici. C’était l’échec, d’autant plus vexant pour eux qu’ils étaient venus en faisant annoncer par leurs amis de la presse qu’ils allaient réparer les erreurs de Sébeille et que toute leur action avait été commentée au jour le jour pour le grand public.

Afin, d’essayer, sinon de dissimuler cet échec, du moins de le reporter sur un autre, ils me tendirent un piège. Ils me rappelèrent les soupçons déjà portés sur Gustave Dominici par le commissaire Sébeille et le juge Périès. Ils m’exposèrent ceux que faisaient naître, de plus fort, le comportement cynique du personnage au cours de leur propre enquête. Ils m’affirmèrent avoir ainsi recueilli des charges sérieuses au vu desquelles un juge d’instruction parisien n’aurait pas manqué d’inculper Gustave Dominici de complicité et de décerner contre lui mandat de dépôt. Si naïf que je puisse alors paraître, le but de la manoeuvre était évident: ils cherchaient à me faire ordonner l’arrestation de Gustave, ce qui leur aurait permis de quitter les Basses-Alpes auréolés de la gloire du succès. Mais j’aurais dû constater au bout de quelques jours la faiblesse des charges et j’aurais été obligé de remettre en liberté mon nouvel inculpé: réussie par la police judiciaire, l’affaire aurait été manquée par la maladresse de la justice. Ce piège était trop grossier; je n’y tombai pas. Gustave Dominici resta libre, face à sa conscience.

Rentrés à Paris, les commissaires Chenevier et Gillard m’adressèrent un rapport de près de trois cent pages, daté du 15 février 1956, intéressant en ce qu’il retraçait intelligemment le déroulement de l’affaire, mais ne permettant aucune avancée judiciaire.

o Le non-lieu.

L’instruction se poursuivit ensuite dans le calme. Je procédai à quelques vérifications de détail auxquelles m’incitait le rapport des commissaires ou demandées par le parquet, puis je rendis une ordonnance de non-lieu, en date du 13 novembre 1956, sur laquelle je reviendrai. Selon la formule en usage, elle prévoyait « le dépôt de la procédure au greffe pour y être reprise en cas de survenance de charges nouvelles ». Aucune charge de cette nature n’étant survenue dans le délai de la prescription criminelle, cette ordonnance avait définitivement mis fin à l’action judiciaire consécutive au triple crime de Lurs, sauf le recours en révision qu’on nous annonce aujourd’hui.

Les faiblesses et les insuffisances de l’instruction que je venais de terminer étaient évidentes à mes yeux. Mais aussi j’avais pris peu à peu conscience de celles du premier dossier. Il faut reconnaître que l’obscurité régnait et régne encore sur bien des points, plus ou moins importants. J’en citerai quelques uns.

3. – Les faiblesses du dossier.

o L’absence de mobile.

La première et la plus grave lacune du double dossier est l’absence de mobile. Si l’on admet que les Anglais ont été tués par Gaston Dominici, on ne sait pas pourquoi. Plus exactement, le mobile sexuel qui figure au premier dossier est-il totalement invraisemblable: Lady Ann se serait librement donnée au condamné, à quelques mètres de son mari endormi, mais, les ébats du couple l’ayant réveillé, celui-ci, mécontent, aurait tenté d’intervenir avec brutalité, d’où le drame. On sait d’ailleurs comment ce mobile a été introduit dans la procédure. Le commissaire Prudhomme, premier commissaire de police appelé à recueillir les aveux de Gaston Dominici, n’y était nullement préparé; nous y reviendrons. Mais précisons dès maintenant que, le vieil homme avait demandé à reconnaître devant lui, pour la première fois, être l’auteur du triple crime. Ce policier consciencieux voulut donc, sans connaître le dossier, recueillir néanmoins des aveux circonstanciés, et en conséquence faire préciser un mobile. Il a parlé de sexe et Gaston Dominici, qui se montrait volontiers paillard, a été intéressé. Ensuite, cette idée lui a plu. En raison de la différence d’âge et de milieu social, elle était d’ailleurs flatteuse pour lui. D’audition en audition, il est allé toujours un peu plus loin. Au début, il avait simplement voulu regarder l’Anglaise se déshabiller, ce qui d’ailleurs ne correspondait déjà pas aux données de l’enquête dont il résultait que Lady Drummond s’était couchée bien avant l’heure du crime et en se dévêtant fort peu; puis il en était venu à des attouchements et enfin à des relations complètes et consenties, tout à fait incroyables.

o Les incohérences.

Une autre difficulté provient de ce que, d’une déclaration à l’autre, et souvent aussi dans le corps de la même déclaration, les détails ne sont pas cohérents. Ainsi, dans ses premiers aveux au commissaire Sébeille, le 15 novembre 1953, Gaston Dominici disait s’être rendu au campement des Anglais vers 23 h 30 et les avoir tués dans le même laps de temps, mais on sait par ailleurs que les coups de feu avaient été entendus vers 1 h du matin. Il se serait entretenu à deux reprises avec Lady Ann, alors qu’elle ne parlait pas le français, ni lui l’anglais. Il aurait tiré un coup de feu sur elle, mais l’autopsie avait montré trois passages de balles. Il aurait fracassé la tête de la petite Elisabeth d’un seul coup de crosse, alors que l’examen médico-légal en révélait deux au moins, etc. Je ne donne que cet exemple, mais cette difficulté réapparaît tout au long de la première instruction.

Elle se retrouve également, nous l’avons vu, dans celle que j’ai conduite. C’est ainsi que Gaston Dominici avait déclaré, lors de l’enquête précédant cette seconde instruction, aux commissaires Chenevier et Gillard, en présence de deux de ses défenseurs, Maîtres Pollak et Charrier: « J’ai vu Gustave avec le petit; ils traversaient la luzerne; ils venaient de là haut où il y avait les Anglais … Ils venaient du campement des Anglais; ils sont allés du côté du ravin; c’est Roger qui portait la petite ». Précisons que, par « le petit », il désignait son petit-fils Roger Perrin et, par « la petite », la malheureuse Elisabeth Drummond. Mais, vérification faite sur place, la luzerne ne se trouvait pas entre le mûrier sous lequel s’était installée la famille Drummond et le lieu où a été découvert, au bord d’un ravin, le corps de la fillette. En outre, de la basse-cour d’où le vieil homme disait avoir observé cette scène, la visibilité était à peu près nulle le jour, et à plus forte raison la nuit, en direction de la luzerne, du mûrier et du ravin.

Et, non seulement les déclarations de Gaston Dominici n’étaient pas toujours cohérentes, mais encore il variait sans cesse, comme on peut le voir dans la suite de ce même procès-verbal évidemment dressé sans aucune pression, puisqu’il l’était par des policiers favorables au condamné, et en présence de ses avocats: « Ils portaient la petite. Ils sont allés dans la direction du ravin. C’est deux bandits … »; mais, plus loin: « Ce n’est pas la vérité … Tant pis, la petite je ne l’ai pas vue quand ils l’ont transportée. Si je meurs, je meurs. Je ne veux pas mourir en mentant. Si je m’accuse de cette chose, que je dise ça, c’est moi l’assassin et pas eux. Si je dis des choses comme ça, je me sauverai, mais je ne veux pas mentir … »; et encore plus loin: « Le complot a été monté par Gustave. Je suis sûr et certain que la carabine est à Clovis. Je suis sûr et certain que le complot a été monté par Gustave et Clovis ». Même les pères bénédictins de Ganagobie y perdraient leur latin !

De telles incohérences, de telles variations n’étaient d’ailleurs pas le fait du seul Gaston Dominici. Son fils Gustave et sa belle-fille Yvette étaient, tout autant que lui, experts en la matière. Ils ont ainsi contesté, à l’occasion de la seconde instruction, nous l’avons dit, la matérialité même de leurs dépositions au cours de la première. Ils sont allés jusqu’à affirmer, au delà de toute vraisemblance, qu’ils n’avaient jamais dit ce qu’on trouvait dans des procès-verbaux portant, outre leur signature, soit celle du commissaire Edmond Sébeille, soit celles du juge Roger Périès et du greffier Emile Barras. C’est cette incohérence qui a arrêté les commissaires Chenevier et Gillard dans leur premier élan.

o Le pantalon qui séchait.

Les incohérences, les insuffisances que nous venons d’examiner peuvent conduire à mettre en doute certaines charges retenues contre Gaston Dominici. Mais d’autres portent sur des points qui auraient mérité d’être vérifiés et qui, s’ils l’avaient été positivement, auraient peut-être permis de relever contre lui des charges supplémentaires. Tel est le cas du pantalon de velours lui appartenant qui, fraîchement lavé, séchait le lendemain du crime, près de la maison. L’inspecteur Charles Girolami, de l’équipe Sébeille, l’avait remarqué. Un examen par le laboratoire de police scientifique de ce vêtement, même lavé, aurait pu permettre de déceler d’éventuelles traces de sang humain et peut-être aussi d’en déterminer le groupe. Trop heureux de mettre en lumière une erreur de leur collègue Sébeille, les commissaires Chenevier et Gillard ont consacré un chapitre de leur rapport à cet incident . Ils ont même découvert qu’un autre pantalon, bleu, appartenant à Gustave, celui-là, avait séché à une fenêtre. Ils ont interrogé sur ces lessives les dames de la famille Dominici qui, à leur habitude, ont nié des évidences. Ils en ont conclu que « l’insistance de ces gens à nier ce fait démontre bien que cette opération a été entreprise pour une raison majeure: parce que le pantalon était taché du sang des victimes ». C’était aller trop loin car, faute de saisie et d’analyse, cela ne pouvait pas être prouvé. Cet incident montre toutefois que les erreurs commises par les premiers enquêteurs n’étaient pas à sens unique.

Ce sont là quelques exemples des faiblesses du double dossier. Les différents auteurs qui ont commenté ou commenteront celui-ci ont pu ou pourront en relever bien d’autres, plus ou moins graves, sur lesquelles je ne crois pas indispensable de me pencher ici. Il me paraît utile, en revanche, de chercher à expliquer comment tant d’insuffisances ont pu s’accumuler dans des enquêtes de cette importance.

o Comment s’expliquent ces insuffisances.

Le première explication est d’ordre général. Une enquête policière, une instruction judiciaire ne sont jamais des opérations scientifiques dans lesquelles l’application de règles strictes permettrait de toujours parvenir à des résultats parfaits. Au contraire, ces résultats dépendent de nombreuses données, souvent aléatoires, tenant à la personnalité et à la plus ou moins grande habileté des policiers, des magistrats, des témoins, des suspects, etc, ainsi qu’aux circonstances de temps et de lieu, et même parfois au hasard.

Dans notre affaire, le commissaire Sébeille s’est heurté dès le début à une grande réticence des témoins. Après la découverte de l’arme du crime par un de ses hommes, il était optimiste, car il pensait que cette arme « parlerait ». Mais les objets ne parlent pas; ce qu’attend l’enquêteur, ce sont les paroles des hommes à qui il présente l’objet. Et les hommes à qui Sébeille présenta l’arme ne parlèrent pas. La prudente discrétion de nos ruraux a pu jouer un rôle à cet égard. Mais je crois que ce silence s’expliquait aussi par la proximité des évènements de la Libération. C’est une opinion que j’ai pu me faire personnellement car j’ai vécu ces évènements à Forcalquier où je m’étais réfugié après la fermeture de la faculté de Droit d’Aix par l’occupant, le 15 mars 1944; il fallait, en effet, échapper à une éventuelle réquisition des étudiants pour le service du travail obligatoire en Allemagne, à laquelle l’oisiveté à laquelle les contraignait cette fermeture aurait pu servir de prétexte.

La Libération s’est accompagnée chez nous de toutes sortes d’exactions, de vengeances, de crimes même dont, huit ans seulement plus tard, le souvenir était très vivace dans les esprits. Or Gustave Dominici avait appartenu à la Résistance; les avocats de la partie civile, Maîtres Claude Delorme et Charles Tartanson, auraient même souhaité que je fasse enquêter sur son activité dans le maquis, ce qui ne m’a pas semblé utile. De plus, au cours de l’été 1952, mon collègue Roth, juge d’instruction à Toulon, faisait perquisitionner dans son département, à la recherche d’armes clandestines, dont beaucoup migrèrent, en conséquence, du Var vers les départements voisins. Bien des gens le savaient, mais le secret devait néanmoins entourer cette migration et l’organisation de dépôts illégaux à laquelle s’affairaient de nombreux anciens résistants bas-alpins. Personne n’acceptait d’en parler: les amis de la Résistance pour préserver le secret de leurs dépôts, ses adversaires parce qu’ils avaient peur. On comprend donc qu’en promenant partout une arme de guerre qui avait appartenu à la famille d’un résistant, les policiers de l’équipe Sébeille suscitaient plus de méfiance que de confidences. L’ombre de la Résistance et de la Libération a singulièrement pesé sur cette enquête.

Là ne résidait cependant pas le principal obstacle rencontré par les enquêteurs. Il est venu de l’attitude inouïe, dont j’ai déjà parlé, des principaux membres de la famille Dominici qui, au mépris de toute logique, s’efforçaient d’échapper à la technique des interrogatoires de police et d’instruction par des variations incessantes et des dénégations qui, même invraisemblables, empêchaient l’enquête de progresser. Chaque fois qu’ils étaient contraints d’avancer tant soit peu, ils s’empressaient de reculer d’autant, en s’entourant d’un nuage de fumée. J’ai déjà dit comment la stratégie des commissaires Chenevier et Gillard, basée sur un système de questions liées par une stricte logique, s’est heurtée à cet obstacle sans pouvoir le franchir. Celle du commissaire Sébeille, dont la logique était parfois tempérée de sentimentalité, s’est révélée mieux adaptée à ce climat particulier. J’ai pu le constater lorsque je l’ai confronté avec Gustave Dominici le 23 septembre 1955. Les deux hommes sont restés face à face tout un après-midi, s’opposant sur la plupart des détails de la première enquête. De plus, Gustave soutenait que la police judiciaire lui avait fait subir des pressions intolérables. A la nuit tombante, le commissaire m’a demandé l’autorisation de nous montrer et de rappeler à Gustave dans quelles conditions il avait, le 13 novembre 1953, reconnu la culpabilité de son père. Avec mon accord, il s’est assis en face de lui, lui a parlé à voix basse, l’a invité à s’appuyer sur son épaule et lui a frappé lui-même l’épaule en lui disant: « Pleure, ça te soulagera ». Gustave Dominici a renouvelé ces gestes sans réticence et à déclaré que les choses s’étaient ainsi passées, ajoutant sur mon interpellation qu’à ce moment là le commissaire Sébeille ne faisait aucune pression sur lui, mais qu’il avait le souvenir des autres pressions. La scène était poignante. A l’époque, il me paraissait qu’un courant de sympathie passait entre eux et j’étais passablement ému. J’avais à mes côtés, outre Emile Barras mon greffier, le commissaire divisionnaire Georges Hartzic, supérieur hiérarchique du commissaire Sébeille; l’un et l’autre semblaient partager cette émotion. Quarante ans plus tard, fort de l’expérience de toute une vie de magistrat, je me demande si Sébeille était réellement sincère ou s’il nous a tous abusés. Je crois toujours à sa sincérité; le policier faisait souffrir Gustave, mais l’homme partageait sa souffrance. De tels moments ont sans doute été rares dans cette affaire.

En tout cas, avec sa chaleur méridionale, le commissaire Sébeille, s’est montré, en l’occurence, meilleur professionnel que ses collègues parisiens, si critiques envers lui, avec leur froide logique. Rendons cet hommage à sa mémoire, sans en séparer celle du juge Périès avec qui il travaillait en très étroite collaboration.

Malgré ce, les faiblesses du double dossier sont incontestables. J’ai cependant l’intime conviction que Gaston Dominici était coupable. Comment est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par préciser ce qu’est l’intime conviction.

4. – Qu’est-ce que l’intime conviction ?

C’est sous la Révolution que le législateur a décidé de faire appel à l’intime conviction du juge. Auparavant, la justice était rendue au nom du Roi. Lorsque le peuple est devenu souverain, elle l’a été au nom du Peuple français. De plus, celui-ci a reçu la mission d’intervenir directement, sous forme de jury dans les cas les plus graves, c’est à dire pour juger les crimes. Et, pour définir cette mission, la loi a fait appel à sa raison et à sa conscience; n’oublions pas que c’était l’époque du culte de la Raison. D’où l’avertissement suivant aux jurés qui a longtemps figuré à l’article 342 de notre ancien code d’instruction criminelle:

« La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont convaincus; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement, et de chercher dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur dit point: « Vous tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins »; elle ne leur dit pas non plus: « Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie toute preuve qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices »; elle ne leur fait que cette seule question qui renferme toute la mesure de leurs devoirs: « Avez-vous une intime conviction ? »

L’intime conviction se retrouve dans le serment prêté par les jurés. Sa formule était, en 1954, celle du code d’instruction criminelle, que l’actuel code de procédure pénale a d’ailleurs maintenue, sauf sous son aspect religieux. Pour le recevoir, le président de la cour d’assises s’adressait à eux dans ces termes:

« Vous jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre N…; de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre; de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions »

On voit que la loi n’impose aucun mode de preuve particulier. Ce qu’elle demande aux jurés, et il en est de même pour les juges, c’est d’examiner les éléments à charge et à décharge selon leur raison et leur conscience et de se former ainsi une intime conviction. Jean Giono l’a bien compris lorsqu’il a écrit la phrase souvent citée et parfois déformée « Je ne dis pas que Gaston Dominici n’est pas coupable. Je dis seulement qu’on ne m’a pas prouvé qu’il l’était ». Car il continue: « Le président, l’assesseur, les juges, l’avocat général, le procureur … ont la conviction intime que l’accusé est coupable. Je dis que cette conviction ne m’a pas convaincu ».

Dans ce système, la preuve est libre, à condition toutefois qu’elle soit loyalement administrée. Elle peut être matérielle ou psychologique, directe ou indirecte. Il en résulte, et je comprends que cela puisse choquer certains, que le même élément de preuve peut être interprété à charge ou à décharge selon la conscience de chacun. C’est ainsi que Giono s’est forgé, sur les mêmes preuves qu’eux, une conviction opposée à celle de magistrats dont il ne suspectait ni l’honnêteté, ni la droiture.

C’est le cas, dans notre affaire, des incessantes variations, incohérences, dénégations, refus de la réalité qui caractérisent, nous l’avons vu, les déclarations successives de plusieurs membres de la famille Dominici. Matériellement et au premier degré, cette attitude peut faire naître le doute sur les charges retenues contre Gaston Dominici; c’est ainsi que l’interprètent les partisans de l’innocence et ils en tirent des moyens de défense. Mais, psychologiquement et au second degré, elle peut aussi entraîner la conviction que le comportement, apparemment irrationnel, de ces gens était voulu et organisé afin de semer le doute sur l’action criminelle de l’un d’eux. C’est personnellement ce que je pense. Je ne connais pas les juges et les jurés de novembre 1954 et je ne sais évidemment pas comment ils se sont forgé leur intime conviction, mais j’imagine qu’ils ont dû avoir cette réaction. Sa fourberie et celle de ses proches aurait alors contribué à la condamnation de Gaston Dominici et elle leur aurait ainsi fait perdre une première bataille dans leur guerre. Mais le doute résultant de ce comportement a certainement joué un rôle dans le succès des recours en grâce du condamné, et il leur a sans doute fait gagner cette deuxième bataille, ce que je ne regrette d’ailleurs pas, bien au contraire, j’y reviendrai. Quant à la troisème bataille de la révision, attendons la sans passion.

N’étant pas spécialiste de ces questions, j’ ai préféré donner des citations de codes, plutôt qu’un exposé de mon crû. Je me garderai de porter une appréciation sur les principes qui gouvernent ainsi la justice criminelle. J’ignore, par ailleurs, s’ils seront remis en question à l’occasion de la réforme de la cour d’assises actuellement en cours d’étude. Mon propos est simplement d’expliquer comment, à la lumière de ces principes, j’apprécie pour ma part les charges et les moyens de défense évoqués au sujet de Gaston Dominici. J’en viens donc aux bases sur lesquelles je fonde mon intime conviction de sa culpabilité.
5. – Les bases de mon intime conviction.

o La spontanéité des aveux.

Un élément qui, à lui seul, suffirait à me déterminer, se trouve dans le premier dossier, celui du juge Périès et du commissaire Sébeille. Les circonstances dans lesquelles sont intervenus les aveux de Gaston Dominici, dans la soirée du 14 novembre 1953, sont bien connues. Mais, beaucoup d’inexactitudes ayant été, sur ce point, mêlées à la réalité, il me paraît nécessaire de les rappeler.

Nous savons déjà qu’après la découverte de l’arme du crime, les investigations du commissaire Sébeille s’étaient enlisées. Il avait été durant quelque temps relevé par le commissaire principal Fernand Constant, un Bas-Alpin, qui avait établi un point nouveau: Gustave Dominici avait vu la fillette blessée encore vivante, mais s’était abstenu de lui porter secours. Au début de l’enquête, les soupçons ne s’étaient pas portés sur les Dominici, considérés comme d’honnêtes cultivateurs, d’où, d’ailleurs, les négligences commises au sujet du ou des pantalons qui séchaient. Il fut cependant nécessaire de les entendre pour préciser tel ou tel détail et, progressivement, le manque de sincérité et les contradictions de Gustave frappèrent les policiers. C’est pourquoi, de février à novembre 1953, le commissaire Sébeille accomplit un travail de fourmi qui consistait à recueillir patiemment les faits et les témoignages propres à résoudre ces contradictions. C’est la méthode « des petits détails » qu’on lui a parfois reprochée, je me demande bien pourquoi. Il me semble, en effet, normal qu’un policier exerce une pression psychologique sur un suspect, en faisant ressortir les points, même minimes, sur lesquels il ne semble pas dire la vérité, et s’il varie, en le mettant en contradiction avec lui-même.

Après ce travail préparatoire, il passa à l’offensive en liaison avec le juge Périès. A partir du 12 novembre au matin, ils entendirent Gustave à plusieurs reprises, le confrontèrent sur les lieux avec divers témoins et le firent s’embrouiller dans ses contradictions jusqu’au moment où, à Digne, au début de l’après-midi du 13, il devait, comme nous l’avons vu, s’effondrer sur l’épaule du commissaire Sébeille et lui dire en pleurant que son père lui avait déclaré, le 5 août 1952 à 4 heures du matin, qu’il était l’auteur de la tuerie. Il renouvelait cette déclaration le lendemain matin, devant le juge Périès, précisant que son frère Clovis était également au courant de ce secret. Entendu, à son tour, par le commissaire puis par le juge, Clovis Dominici confirmait que son père lui avait dit être le meurtrier.

Ces déclarations conduisaient évidemment à interroger Gaston Dominici. La garde à vue n’était pas encore réglementée à cette époque, mais chacun savait, dans la magistrature comme dans la police, qu’une telle réglementation était en cours d’étude. Afin d’éviter que le vieil homme puisse, par la suite, dire qu’il avait été malmené dans des locaux de police, le juge et le commissaire décidèrent, comme ils l’avaient déjà fait pour ses fils, qu’il serait entendu au palais de justice de Digne. Le 14 novembre en fin d’après-midi, son audition par le commissaire Sébeille et ses inspecteurs n’ayant donné aucun résultat, la suite en fut reportée au lendemain, afin de lui éviter une fatigue excessive. Il fallait organiser la nuit. Un lit de camp fut donc apporté et un repas prévu dans la bibliothèque du tribunal, transformée en local de garde à vue avant la lettre. Le commissaire Pierre Prudhomme, du commissariat de Digne, fut chargé d’organiser la garde. Il n’avait pas participé à l’enquête, sa circonscription se limitant à la ville de Digne, et il ne connaissait pas le dossier. Son rôle était d’ordre purement matériel. La préparation de la nuit l’amena toutefois à causer avec Gaston Dominici envers qui il se montra affable. Il désigna, pour prendre le premier tour de garde, entre 18 heures et 20 heures, le gardien de la paix Victor Guérino qui, de ce fait, allait devenir « le premier policier de France », pour être le premier à recueillir les aveux du plus célèbre prévenu de France.

Les deux hommes se mirent, en effet, à bavarder. Après quelques banalités, la conversation, moitié en français, moitié en provençal, se porta sur la chasse, qu’ils pratiquaient l’un et l’autre, puis sur la maison et la famille de Gaston Dominici qui, parlant de ses petits-enfants, se mit à pleurer. Voyant cela, Victor Guérino lui dit, à tout hasard: « Si vous avez quelque chose à dire, il vaut mieux que vous le disiez tout de suite. A votre âge on vous en tiendra compte », puis, après quelques instants de silence: « C’est peut-être un accident qui vous est arrivé ». Sur ce, il eut la surprise de s’entendre répondre « Eh bé oui. C’est un accident, ils m’ont attaqué. Je les ai tués tous les trois ». Il était alors approximativement 19 heures et l’heure qui suivit dût paraître longue à ce modeste fonctionnaire, provisoirement seul dépositaire d’un aveu si lourd.

Il eut cependant deux excellentes réactions. La première fut d’inviter Gaston Dominici à répéter leur conversation au commissaire Sébeille. Le vieil homme refusa énergiquement mais lui dit qu’il parlerait au « président ». Il désignait ainsi le commissaire Prudhomme, qu’il avait trouvé sympathique. La seconde consista à lui faire répéter cela devant les hommes venus le relever à 20 heures. C’étaient le sous-brigadier Joseph Bocca, conduit par le concierge du palais de justice, Simon Giraud, retraité de la gendarmerie. Ceux-ci entendirent donc Gaston Dominici dire à Victor Guérino d’aller lui chercher son chef pour renouveler ses aveux. Mais, une fois Guérino et Giraud partis, le rusé vieillard faisait son premier pied-de-nez aux enquêteurs: revenant sur le crime, il déclarait à Bocca, qui ne lui en demandait pas tant, que c’était Gustave le meurtrier, ajoutant: « C’est lui qui a fait le coup, mais c’est moi qui m’accuse ».

De même, à l’arrivée du commissaire Prudhomme alerté par Guérino, il commença par lui demander de lui faire un brouillon d’aveux, tout en proclamant son innocence. Sur le refus de celui-ci, et après être resté seul un moment avec lui, il revint toutefois à des aveux sans réticence, mais fondés sur la « paillardise », mobile suggéré, comme je l’ai déjà dit, par le commissaire Prudhomme. C’est alors seulement qu’intervint le commissaire Sébeille, lui-même prévenu par son collègue Prudhomme, et qu’il recueillit les aveux par procès-verbal.

Le lendemain matin, nouveau pied-de-nez, à la Justice cette fois: au juge Périès qui se rend près de lui, assisté du greffier Barras, le vieux roublard déclare qu’il n’est pas le meurtrier, mais qu’il désire confirmer sa déposition au commissaire Sébeille, dans le seul but de sauver l’honneur de ses petits-enfants. Il précise qu’étant le plus vieux de la famille, il doit se sacrifier pour elle. Sur ces paroles, le juge se retira, puis revint un moment plus tard et recueillit alors des aveux sans réticence. Une confrontation eut lieu l’après-midi entre Gaston et son fils Gustave. Celui-ci rappela que son père lui avait dit être le meurtrier, dès 4 heures le matin du crime. Gaston Dominici se borna à répondre « Je vous remercie Monsieur Gustave ». Un mois plus tard, enfin, Yvette Dominici déclarait au juge Périès qu’après s’être levé un moment dans la nuit du crime, Gustave était revenu en lui disant que son père venait de tuer et qu’il se demandait bien pourquoi il avait fait cela.

Par la suite, Gaston, Gustave et Yvette devaient se rétracter, le premier ne cessant toutefois jamais de faire peser des soupçons sur le second, par des allusions généralement imprécises. Seul, Clovis restait sur sa position, ce qui le faisait mettre au ban de la famille.

Durant les quatre journées de novembre, nous voyons donc une progression dramatique qui conduit d’abord Gustave Dominici à s’effondrer en larmes sous la pression psychologique exercée sur lui par le commissaire Sébeille et le juge Périès. Ceux-ci ont dû être surpris qu’au lieu d’avouer sa propre culpabilité, il dénonce son père, car il apparaissait jusque là comme le premier suspect. Leur doute était néanmoins levé lorsque, sachant que son frère avait parlé, Clovis ne faisait aucune difficulté pour reconnaître que c’était bien leur père l’auteur du crime. Informé des accusations de ses deux fils, le père se trouvait à son tour dans un état de détresse psychologique qui ne devait pas lui permettre de prolonger longtemps sa résistance. Mais, roublard, il refusait au commissaire Sébeille la satisfaction de recueillir ses aveux. Dans un moment d’émotion, sanglotant lui aussi, il se confiait spontanément au plus humble des acteurs du drame, puis à un commissaire qui avait gagné sa confiance sans même la rechercher. C’est cette spontanéité, intervenant au terme d’une progression conforme à la logique, qui emporte ma conviction.

On peut m’opposer tous les repentirs, les dénégations, les incohérences, quelques invraisemblances même, qui parsèment les déclarations recueillies au cours de cette progression. Je reconnais que, selon la sensibilité de chacun, ils peuvent ou non faire naître le doute, et je respecte ceux en qui il naît. Mais j’ai déjà dit qu’au contraire, en ce qui me concerne, et je ne suis pas le seul, ils renforcent ma conviction. C’est le langage des Dominici dans cette affaire: ils ne savent rien dire sans aussitôt l’atténuer, le modifier, le rétracter. Il faut s’habituer à ce langage, le décrypter, et la solution apparaît.

Cette spontanéité des aveux de Gaston Dominici gêne évidemment la défense. Le film dans lequel Jean Gabin joue le rôle du patriarche présente le point de vue de celle-ci; Claude Bernard-Aubert a été conseillé par Maître Pollak. Aussi y passe-t-on très vite sur la scène des aveux, présentée en raccourci.

o Les éléments matériels.

Cet élément psychologique de conviction serait à lui seul déterminant. Sans être négligeables, les éléments matériels qui s’y ajoutent ne me paraissent pas aussi déterminants. Ainsi, en même temps que la carabine, les premiers enquêteurs avaient trouvé sur les lieux du triple crime des étuis vides percutés, des cartouches pleines non percutées et un chargeur vide. Or six ou sept coups de feu seulement avaient été entendus dans la nuit, alors que la contenance de ce chargeur était de quinze cartouches. Du plus, après avoir épuisé ses munitions, le meurtrier avait dû, pour achever la petite Elisabeth, lui fracasser le crâne avec la crosse de l’arme. On pouvait en déduire qu’il connaissait mal le maniement d’une carabine semi-automatique. Sur ce type d’arme, il suffit, en effet, d’actionner le levier d’armement avant de tirer le premier coup; ensuite chaque déflagation réarme la carabine et la met en position de tirer le coup suivant. Si le tireur actionne néanmoins le levier, il éjecte chaque fois une cartouche pleine, non percutée, et gaspille ainsi la moitié de ses munitions.

Le bruit a couru avec persistance, parmi les policiers et les journalistes qui ont suivi l’affaire, et continue de courir aujourd’hui encore, que, lors de la reconstitution du 16 novembre 1953, tel aurait été le comportement de Gaston Dominici. Si cette circonstance était formellement établie, elle constituerait contre lui une charge matérielle accablante: il aurait signé son crime. Mais elle n’est pas mentionnée dans le procès-verbal de la reconstitution. Et il apparaît, au contraire, dans la suite de la procédure que les gestes du vieillard n’avaient pas permis de se rendre compte s’il connaissait le fonctionnement de la carabine dont il déclarait s’être servi pour la première fois la nuit du crime; il se serait, en effet, borné à mimer chaque coup de feu sans indiquer s’il avait chaque fois réarmé comme l’avait probablement fait le meurtrier. Il est vrai que cette erreur aurait été plausible de la part d’un homme qui avait accompli son service militaire en 1898, à une époque où les armes semi-automatiques n’existaient pas. Elle n’aurait probablement pas été commise par un tireur jeune, instruit du fonctionnement des armes modernes, et certainement pas par un tueur professionnel.

De plus, je tiens de Roger Périès que, lors de cette reconstitution, mimant la poursuite de la fillette, le vieil homme avait ajusté l’inspecteur Amédée qui en jouait le rôle, en disant: « Pan, une dans le pont ! ». Et un impact de balle a été retrouvé sur le parapet en pierre du pont, dans la direction qu’il avait visée.

Les circonstances du tir font ainsi penser à une opération improvisée. En tout cas, elles ruinent la thèse du crime commis par une équipe de truands chevronnés. Il faudrait imaginer que ces tueurs soient venus commettre leur forfait préparé de longue date, munis d’une carabine rafistolée dont aucun d’eux n’aurait su se servir correctement. Sans doute, William Reymond croit-il à l’existence d’une seconde et peut-être même d’une troisième arme, mais nous verrons plus loin qu’il ne peut pas le prouver.

Quant à Gustave, les soupçons portés sur lui doivent-ils, pour autant, être entièrement levés ? Je répondrai plus loin à cette question. Examinons auparavant les éléments qui, en plus de la spontanéité des aveux de Gaston Dominici et des indices matériels que je viens de relever, viennent encore étayer mon intime conviction de sa culpabilité.

o La seconde instruction.

Moins importants que ceux qui, tirés du premier dossier, ont été soumis à la cour d’assises, je les trouve dans les données de l’instruction que j’ai conduite après le verdict. Ils méritent moins de développements.

L’échec même de cette instruction joue contre Gaston Dominici. Elle avait été ouverte sur la demande de ses défenseurs, à la suite des révélations qu’il leur avait faites. L’enquête a été confiée à des policiers pris parmi les meilleurs, soutenus par la presse qui défendait la thèse de l’erreur judiciaire, et très sensibles aux appréciations que cette presse pourrait porter sur leur action. Ils ont certainement fait l’impossible pour réussir. Après une étude minutieuse du premier dossier, ils avaient monté une stratégie basée sur un faisceau de questions destinées à enserrer logiquement les suspects dans un réseau inextricable et à combler les lacunes qu’ils avaient complaisamment relevées dans cette première instruction. Sans doute, cette stratégie n’était-elle pas parfaitement adaptée au climat de l’affaire et aurait-il mieux valu qu’ils essayent de comprendre et de traduire ce langage particulier des Dominici que je viens d’évoquer. Ils ont néanmoins eu tout loisir de la développer. Ils n’ont rien trouvé de nouveau, sinon quelques soupçons supplémentaires concernant Gustave, insuffisants, malgré ce qu’ils en disaient, pour le confondre et encore plus pour innocenter son père. Ils ont reconnu la responsabilité de celui-ci, ne la considérant toutefois que comme partielle.

Ainsi que je l’ai indiqué, je ne pouvais pas me rendre à Marseille pour interroger Gaston Dominici ou le confronter avec ses proches. A l’époque, je l’ai évidemment beaucoup regretté, car c’étaient ainsi des actes importants de l’instruction qui se réalisaient en dehors de moi. A la réflexion, je pense que ce fut mieux ainsi. Plus âgé et beaucoup plus expérimenté que moi, le juge Jacques Batigne était mieux placé pour établir la vérité. Son savoir-faire valait largement celui des commissaires parisiens. Bien entendu, nous avions longuement réfléchi ensemble, avant chacune de ses interventions, à la manière dont il les conduirait. Et, une fois accomplies, nous en tirions ensemble les conclusions. Après avoir interrogé Gaston Dominici, et surtout après avoir observé son comportement en face des membres de sa famille qui s’opposaient à lui, souvent dans des termes très durs, il était convaincu de sa culpabilité. Plusieurs fois, en sa présence, le vieil homme avait été pris d’accès de rage contre tel ou tel, surtout contre Gustave, et avait paru sur le point, dans sa colère, de révéler des faits nouveaux. Chaque fois, il s’était ressaisi au dernier moment comme si ce qu’il s’pprêtait à dire allait, en compromettant l’autre, l’enfoncer un peu plus lui-même. N’oublions pas, en effet, qu’à cette époque il était condamné à mort et non encore grâcié. Le juge Batigne pensait donc que Gaston Dominici était sans aucun doute coupable, mais peut-être pas le seul coupable, s’écartant donc sur ce second point de la thèse officielle. Tel était aussi l’avis des commissaires Chenevier et Gillard qui n’ont pas hésité à écrire, dans les conclusions de leur rapport, qu’ils pensaient que le meurtier des époux Drummond était Gustave, sans cependant pouvoir apporter la preuve irréfutable de ce qu’ils avançaient.

Telle est également mon opinion. J’ai l’intime conviction que Gaston Dominici était coupable, mais je ne suis pas sûr qu’il ait été le seul coupable. Qui pourraient être les autres ? C’est évidemment sur Gustave que se portent les principaux soupçons, mais je ne vais pas aussi loin que les policiers parisiens dans leur rapport, car ces soupçons m’apparaissent insuffisants pour forger une conviction sérieuse. Il aurait peut-être été intéréssant de rechercher si , ayant appartenu à la Résistance, il connaissait mieux que son père le maniement de la carabine américaine. Personne n’y a pensé, pas plus moi que les autres. C’est dommage. Je crois cependant que, sur ce point aussi, il aurait émis un rideau de fumée pour gêner la recherche de la vérité. Je ne m’avancerai pas plus sur le terrain des hypothèses, et je ne chercherai surtout pas à essayer d’imaginer quel aurait pu être le rôle respectif des éventuels co-auteurs. A quoi bon, tant d’années après, salir un peu plus la mémoire de ces gens et piétiner encore la sensibilté d’une famille qui a déjà tant souffert ?

Il m’apparaît toutefois hautement improbable que des responsabilités puissent être trouvées en dehors de cette famille. Je ne vois pas, en effet, comment on pourrait interpréter le comportement de Gaston Dominici, aussi bien que celui de son fils Gustave, tout au long des deux enquêtes, comme celui des habitants d’une maison auprès de laquelle un crime vient d’être commis et qui n’ont rien à se reprocher.

Dans le premier dossier, d’abord, que trouvons nous après les aveux spontanés de Gaston Dominici à Victor Guérino ? Une rétractation, tout aussi spontanée, adressée à Joseph Bocca qui ne l’interrogeait pas. C’est cette méthode du nuage de fumée que nous connaissons bien maintenant. Mais qui le vieil homme va-t-il mettre en cause pour dégager sa propre responsabilité ? Des inconnus, étrangers à la famille ? Non: son fils Gustave qui aurait fait le coup, mais à la place de qui il s’accuserait. Puis, au juge Périès, il explique qu’il veut sauver l’honneur de ses petits-enfants et qu’étant le plus vieux de la famille, il doit se sacrifier pour elle. Toujours la famille; mais pourquoi donc, si elle n’a pris aucune part au crime ?

On pourrait peut-être m’opposer que, durant ces journées de novembre 1953, Gaston Dominici est toujours resté, directement ou indirectement, sous une pression policière dirigée uniquement contre lui et les siens. J’ai déjà dit les précautions prises pour éviter toute apparence d’aveux extorqués; j’ai relevé la spontanéité de ses premières déclarations. Je ne considère donc pas qu’il ait pu dire à ce moment là autre chose que ce qu’il voulait bien dire. Mais, pour les besoins du raisonnement, admettons un instant l’objection et sortons de cette période de novembre 1954. Qu’entendons nous, un an plus tard, durant les débats de la cour d’assises, alors que l’accusé s’exprime en toute liberté, assisté de ses avocats, devant un public partagé et une presse où il est loin de ne compter que des ennemis ? Pour nier sa culpabilité, il la reporte sur ses fils, interpellant d’abord Clovis: « Je n’ai rien sur la conscience, toi avec ton frère tu en as », puis Gustave: « La vérité tu dois la dire … Le déshonneur que tu sèmes dans la famille est une honte … Je suis en prison pour toi ».

Son comportement est le même au cours de la seconde instruction. C’est pourquoi, je pense que celle-ci peut retrouver un certain intérêt en présence de la thèse aujourd’hui développée par William Reymond, selon laquelle le triple crime aurait été commis par les envoyés d’une puissance étrangère. Ce n’est plus maintenant à des policiers, à des juges, à un public, à des proches même, plus ou moins hostiles, que s’adresse le condamné, mais à ses meilleurs soutiens, ses défenseurs qui, accablés par sa condamnation à mort, sont évidemment disposés à faire l’impossible pour le sauver. Quel argument nouveau leur fournit-il ? Qui met-il en cause pour détourner de lui le châtiment ? Des agents étrangers ? Admettons qu’il n’ait pas pu connaître leur qualité. Mais au moins des tiers, avec lesquels lui et les siens n’auraient aucun lien ? Non: d’abord son fils Gustave et son petit-fils Roger; ensuite ses deux fils Clovis et Gustave. Et il renouvelle ces propos tout au long de cette instruction, avec évidemment le camouflage habituel qui ne nous étonne plus. C’est ainsi que le juge Batigne, les commissaires Chenevier et Gillard et même, au cours d’une visite à la prison des Baumettes, des membres de sa famille, parmi ses fidèles, l’ont entendu diriger les soupçons vers ses deux fils et son petit-fils..

Peut-on alors imaginer que Gaston Dominici aurait profité du drame pour tenter d’assouvir une vieille haine envers les siens ? C’est fort peu plausible. Rien d’abord ne permet de supposer que cette famille était profondément divisée avant l’assassinat des Anglais. Les policiers, les juges, la presse ont fouillé son présent et son passé dans leurs moindres détails; s’il y avait eu quelque chose de grave, on le saurait. Sans doute est-il apparu que le vieil homme était malheureux en ménage et qu’une entente parfaite ne régnait pas entre Yvette et ses beaux-parents. Ces faits sont d’une grande banalité et apparemment dépourvus de portée dans notre affaire. D’un autre côté, nous voyons notre homme tirer tous azimuths. Dans cette famille nombreuse, Clovis, Gustave, Roger représentent trois branches différentes. Qu’un grave incident resté secret ait pu jadis faire naître la haine entre le père et l’une de ces branches, passe encore; trois c’est vraiment trop. La division n’est apparue dans la famille Dominici qu’à la suite du drame et, plus précisément, lorsque les soupçons se sont portés sur elle.

C’est pourquoi je crois que Gaston Dominici était coupable, mais peut-être pas le seul coupable; et que les tentatives de reporter sa culpabilité en dehors de sa famille me paraissent vouées à l’échec.

o Ma prise de position.

Telle est la conviction que je me suis forgée pour avoir connu cette affaire de près. Je n’ai eu qu’une fois à l’exprimer officiellement, dans mon ordonnance de non-lieu du 13 novembre 1956. Après treize pages d’exposé et de discussion, je concluais qu’en apportant certaines précisions au sujet du pantalon qui séchait à la Grand’Terre le 5 août 1952, l’instruction avait contribué à confirmer la culpabilité de Gaston Dominici dans le crime de Lurs; qu’elle permettait d’exclure la complicité du jeune Roger Perrin dont l’attitude extrêmement ferme, parfois insolente, envers son grand-père Gaston Dominici et son oncle Gustave Dominici paraissait établir qu’il ne craignait aucune révélation compromettante de leur part; et qu’elle ne fournissait aucun élément nouveau au sujet de Gustave Dominici dont l’attitude suspecte et la volonté évidente d’entraver l’enquête étaient connues depuis longtemps mais ne pouvaient s’expliquer que par des hypothèses, sans que celles-ci impliquent nécessairement sa responsabilité personnelle, et qu’elles révélaient en tout cas insuffisantes pour étayer une inculpation.

Sans doute étais-je allé un peu trop loin au sujet du pantalon qui séchait; je me rends compte aujourd’hui qu’en l’absence d’une expertise de police scientifique, ce fait pouvait éventuellement fonder un soupçon, mais non être retenu à charge. Ce n’est toutefois qu’un détail. Pour l’essentiel, je me démarquais déjà de la thèse officielle: celle de Gaston Dominici coupable et seul coupable, tout en expliquant pourquoi je n’inculpais pas Gustave Dominici et Roger Perrin contre lesquels, rappelons-le, étaient orientées les révélations qui avaient provoqué l’ouverture de cette instruction.

Ensuite, j’ai gardé le silence pendant trente cinq ans. D’une part j’étais tenu par le secret de l’instruction et l’obligation de réserve. En effet, une ordonnance de non-lieu n’est pas une décision publique, comme le verdict d’une cour d’assises ou le jugement d’un tribunal. D’autre part, il me semble qu’un juge ne doit jamais s’impliquer personnellement dans les affaires qui lui sont confiées; seul un recul suffisant par rapport à elles peut lui permettre de juger sereinement. Je n’avais d’ailleurs aucune raison de m’écarter de ce principe spécialement dans cette affaire où, on l’a vu, j’étais entré par la petite porte et à laquelle je n’ai pas pu donner une impulsion nouvelle.

En 1992, quarante ans donc après les faits, le Rotary Club de Digne les Bains m’a proposé de parler à ses membres de mes souvenirs sur le crime de Lurs. J’avais alors cessé mes fonctions judiciaires actives depuis plusieurs années. Les nombreux ouvrages concernant le triple assassinat avaient reproduit tant de pièces du dossier qu’il n’y avait plus de secret. Aussi, ai-je accepté. J’ai ensuite été appelé à renouveler quatre fois cette causerie, toujours dans les Alpes de Haute-Provence, devant des auditoires restreints. C’est au début de 1997 que j’ai pour la première fois participé à un débat public, à l’occasion de la sortie à Digne du livre de William Reymond . J’ai été surpris de la foule qui s’y pressait. Vers la fin de ma carrière, j’ai eu à juger une autre affaire célèbre, celle des Pétroliers dont pendant des années toute la France a été victime, puisqu’ils nous ont fait payer notre carburant trop cher; personne ne s’y est intéressé. Dans l’affaire de Lurs seules deux familles ont été atteintes; quarante cinq ans plus tard elle continue à soulever les passions. Lors de ce débat, j’ai cotoyé quelques instants Alain Dominici, William Reymond et Maître Gilbert Collard.

Alain Dominici, je ne le connaissais qu’à travers le dossier où il apparaît lorsque sa maman lui donne un biberon, dans la nuit du crime, vers une heure et demie du matin. Son projet de réhabiliter la mémoire de son grand-père m’était évidemment sympathique. J’ai dit quelle a été ma satisfaction lorsque, nommé à Digne, j’ai moi-même eu le sentiment de prendre la suite de mon grand-père. C’est même en souvenir de lui que j’ai tenu à procéder dans les locaux du palais de justice de Forcalquier aux auditions nécessitées par l’épisode Llorca: là où il avait instruit au siècle dernier, là j’instruisais l’une des affaires les plus retentissantes de notre siècle. Comment donc n’aurais-je pas compris l’attachement profond d’Alain Dominici à la mémoire de son propre grand-père, sa volonté farouche d’obtenir sa réhabilitation, l’espoir fou qu’il doit placer dans le travail de William Reymond qui tente de trouver les coupables en dehors de sa famille ? Puissent-ils exploiter efficacement les lacunes du dossier ! Mais je ne crois pas au succès de leur démarche; je crains que, malgré toute leur bonne volonté, Alain Dominici se trouve dans l’affreux dilemne de ne pas pouvoir décharger la mémoire de son grand-père sans charger celle de son père. Cette malheureuse famille est frappée de la malédiction des Atrides; il faudrait un Eschyle ou un Sophocle pour la décrire mieux que moi.

William Reymond risque de ne pas paraître sérieux avec son histoire d’agents secrets découverts grâce à Internet. Un vieux dignois me confiait récemment: « Vous verrez que la prochaine fois ce seront les extra-terrestres ». Et moi-même, je l’ai persiflé en lui disant qu’il avait trouvé le coupable en la personne de James Bond 007. Il aurait pu me répondre que je n’avais rien compris au célèbre personnage de Ian Fleming dont la mission est de défendre les sujets de sa Gracieuse Majesté et que le forfait serait plutôt l’oeuvre de son ennemi soviétique SMERSH. Mais le sujet ne se prête pas à la plaisanterie, pas plus d’ailleurs, j’en conviens aujourd’hui, que le travail de William Reymond ne doit être traité par l’ironie. Jeune juge, j’ai rêvé un instant de donner un nouveau cours à cette affaire. Comment pourrais-je critiquer ce jeune journaliste de vouloir reprendre le flambeau, de soutenir l’effort d’Alain Dominici ? Je respecte leur entreprise et je ne doute pas de leur bonne foi quant au but pousuivi. Mais, je vais y revenir, la méthode de William Reymond manque singulièrement de rigueur et ses conclusions n’emportent nullement ma conviction.

Quant à Maître Collard, il m’a déçu. C’est au moment où, ce soir là, je commençais à parler de la spontanéité des aveux de Gaston Dominici, qu’il a surgi près de moi. Je n’en ai pas été surpris, car je sais que ce sujet a toujours gêné la défense. J’ai cru un instant que le brillant orateur, le redoutable avocat d’assises allait en quelques mots pulvériser mes propos. Il s’est borné, pour m’imposer le silence, à m’ôter le micro des mains, puis il m’a infligé quelques banalités désagréables sur les travers des magistrats. Je serais tenté d’en déduire que mon argumentation était irréfutable. Mais je sais bien qu’il n’en est rien, puisque j’ai moi-même donné ci-dessus un certain nombre d’exemples des lacunes du double dossier. J’aurais préféré me les entendre opposer, certainement avec plus de talent que je ne viens de les exposer.
6. – Dominici non coupable ? La thèse de William Reymond*

* »Dominici non coupable. Les assassins retrouvés » par William Reymond, Flammarion 1997

o La relation de mon instruction

Lorsque j’ai pris en mains le livre de William Reymond, je suis allé immédiatement aux pages qu’il consacre à mon instruction. Elles sont pleines d’erreurs. Sans doute me qualifie-t-il de brillant magistrat. C’est gentil, mais inexact. Je n’ai pas brillé dans cette affaire où, d’ailleurs, personne n’a été brillant. Le moins mauvais de nous, ce fut probablement Edmond Sébeille. Sa hiérarchie lui avait annoncé la Légion d’Honneur; il a eu un commissariat de quartier. Seul, aujourd’hui, Maître Collard pourrait avoir encore une faible chance de se montrer brillant; souhaitons-le lui.

Il y a d’abord des inexactitudes de détail. J’aurais opéré des auditions à Marseille alors que je ne suis pas sorti des Basses-Alpes. J’aurais rédigé mon « arrêt » une semaine après la confrontation entre Gustave Dominici et Edmond Sébeille, alors que plus d’une année s’est écoulée entre cet acte d’instruction du 23 septembre 1955 et mon ordonnance de non-lieu du 13 novembre 1956. L’auteur chipote par ailleurs, à deux ou trois heures près, sur le moment où Jean Teyssier a pris la première photographie de Gustave Dominici; ici c’est lui qui se trompe de presque dix mille heures. Ces détails ne sont pas importants en eux-mêmes mais révèlent de sa part un regrettable manque de vigilance et un sens critique orienté de préférence vers les autres.

A un autre endroit, William Reymond aborde la question du pantalon qui séchait, dont il ignore manifestement tout. L’inspecteur Girolami n’a pas attendu quinze mois avant d’en parler; je le sais car je l’ai moi-même fait entendre deux fois sur commission rogatoire, en août et octobre 1955, par le juge Désiré Gervaise, à Casablanca où il avait été affecté au service des renseignements généraux du Protectorat. Dès son arrivée sur les lieux, le 5 août 1952, il avait remarqué la présence en face de la porte de la cusisine, sur un fil de fer, de ce pantalon appartenant à Gaston Dominici. Il ne l’a vu ni tâché, ni ensanglanté, mais très mouillé. Il avait appris de Gaston Dominici lui-même que le linge du vieil homme n’était pas lavé à la Grand’Terre, mais chez sa fille aînée qui le rapportait propre et repassé, ce que William Reymond s’imagine avoir démontré le premier, quarante ans plus tard, grâce à un entretien avec Augusta Caillat. Charles Girolami s’était donc, à juste titre, étonné que ce pantalon ait exceptionnellement été lavé sur place quelques heures seulement après qu’un triple assassinat sanglant ait été commis tout près de là. Il avait aussitôt fait part de ses soupçons à son chef. Malheureusement, trop occupé par ailleurs, peut-être à la recherche de l’arme du crime, le commissaire Sébeille a laissé dormir ce précieux renseignement jusqu’au moment où, en novembre 1953, il a engagé son offensive des « petits détails ». William Reymond lui reproche d’avoir orienté son enquête uniquement contre la famille Dominici; je regretterai plutôt que, le premier jour, il n’ait absolument pas pensé à elle, au point de négliger cet indice probablement très important relevé par un de ses hommes.

Et il est inexact de dire qu’ensuite, l’élément « pantalon » ne sera plus jamais abordé par les enquêteurs, à l’exception des commissaires Chenevier et Gillard. Il l’a été par le juge Périès le 15 novembre 1953 au cours d’une confrontation entre Gaston, Clovis et Gustave Dominici, par moi le 21 septembre 1955 avec Yvette Dominici, Louis Rebaudo et Marie Dominici, puis par le juge Batigne lorsqu’il a entendu Gaston Dominici le 24 octobre suivant. L’apport des commissaires Chenevier et Gillard concerne un autre pantalon pendu à une fenêtre, signalé par M. de Grave, sous-préfet de Forcalquier, appartenant à Gustave Dominici, qu’Yvette Dominici aurait lavé avant son départ matinal pour le marché d’Oraison; je ne me souviens pas qu’il en ait jamais été question avant eux.

Que le lecteur veuille bien m’excuser de lui infliger tous ces petits détails fastidieux. Ils se rapportent à la partie de l’instruction que je connais le mieux, puisque je l’ai personnellement conduite. C’est là que je peux en toute certitude apprécier la plus ou moins grande fiabilité du travail de notre jeune journaliste. Nous voyons que, sur la question du pantalon, il n’est pas fiable du tout, ce qui ne l’empêche pas de critiquer les autres dans des termes aussi sévères qu’injustifiés: « Une histoire absurde … », « C’est aberrant … ». Quand on ne sait pas, mieux vaut se taire.

Il n’est pas plus sérieux de me prêter des propos que je n’ai pas tenus. La principale source d’information de William Reymond est, en effet, la presse. Il a ainsi de bons renseignements sur l’activité des commissaires Chenevier et Gillard, dont la presse était une des principales préoccupations, si bien qu’elle connaissait généralement leurs faits et gestes avant moi. Mais je suis toujours resté très attaché au secret de l’instruction et je l’ai toujours scrupuleusement respecté, de sorte que, de janvier 1955 à ce jour, je n’ai jamais fait aucune déclaration à aucun journaliste sur le crime de Lurs. J’ai attendu plus de quarante ans pour prendre la parole. Si je le fais publiquement aujourd’hui, c’est qu’à mon âge, il ne me reste plus beaucoup de temps pour témoigner; demain, il serait trop tard.

Faute d’avoir des renseignements directs, notre jeune journaliste va donc les prendre dans les rapports manuscrits du procureur de Digne au procureur général d’Aix. J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de Louis Sabatier, mais aussi que nous n’avions pas exactement le même point de vue sur l’affaire. De plus, magistrat du siège indépendant par rapport au parquet, je ne l’ai jamais mandaté pour traduire ma pensée. On ne peut donc pas être certain que la traduction qu’il en donnait au procureur général et que reprend William Reymond lui correspond effectivement. A la page suivante, la source n’est plus un rapport, mais seulement le brouillon d’un rapport. On se demande d’où celui-ci pouvait bien sortir. Peut-être d’une corbeille à papiers ? Le fâcheux précédent de l’affaire Dreyfus devrait faire bannir à jamais ce mode d’information. Quoiqu’il en soit, ici, on n’est même pas sûr que ce document représentait l’opinion définitive du traducteur, puisqu’il s’agissait d’un simple projet, peut-être jeté; un second doute se superpose au premier.

Enfin, un peu plus loin, le rapport concernant la confrontation du 23 septembre 1955 est interrompu par des points de suspension entre deux crochets, à l’endroit où aurait dû être relatée la scène poignante que j’ai vécue lorsque Gustave Dominici avait accepté de s’appuyer sur l’épaule du commissaire Sébeille pour répéter les ciconstances de ses premières accusations contre son père le 13 novembre 1953. On ne saurait imaginer que le procureur Sabatier ait omis de faire part au procureur général d’un épisode qui entrait si bien dans ses vues. Comment s’empêcher alors de penser que cette mutilation serait voulue par notre auteur, pour les besoins de sa démonstration, alors qu’il s’étend complaisamment par ailleurs sur les déclarations de Gustave dénonçant les pressions que lui auraient fait subir les policiers marseillais ?

Il est vrai que tout ceci ne conduit pas à m’attribuer des actions, des déclarations ou des idées scandaleuses ou extravagantes. Ce ne serait donc pas très grave en soi. Ce qui m’inquiète, c’est le manque de rigueur de la méthode. Je le détecte dans cette partie de l’affaire que je connais bien. Je serai vigilant à la lecture du reste de l’ouvrage, sur des points plus importants. Reprenons donc ce livre au début.

o La démolition du dossier

Il est logique qu’avant d’en venir aux assassins qu’il croit avoir trouvés, William Reymond commence par démolir le dossier qui a conduit à la condamnation de Gaston Dominici et de ses suites qui n’ont pas permis de proclamer son innocence. Je ne m’étendrai pas sur cette partie de son travail. Dans les douze ouvrages qui ont précédé le sien, dans les innombrables articles et reportages publiés à ce sujet, tout a été dit pour ou contre. Je reconnais moi-même les faiblesses du dossier, mais j’ai expliqué comment un certain nombre d’éléments importants retenus à décharge par la défense entraînent, au contraire, ma conviction dans le sens de la culpabilité de Gaston Dominici. Je n’entends pas polémiquer là dessus avec William Reymond.

Il est cependant un point sur lequel je ne peux pas me taire. C’est la mise en cause haineuse de l’honnêteté intellectuelle du commissaire Sébeille qui aurait volontairement organisé une erreur judiciaire au détriment de Gaston Dominici. Cette outrance ne ne peut que desservir la cause soutenue par son auteur. Sans doute le commissaire Sébeille était-il devenu, par la force des choses, l’adversaire de la famille Dominici, alors qu’il ne la soupçonnait pas au début de son enquête. Ce n’est pas en salissant sa mémoire qu’elle réhabilitera celle de Gaston Dominici. Je l’ai peu connu mais, sachant qu’il disposait des mêmes éléments d’appréciation que moi, je comprends qu’il se soit forgé sincèrement à peu près la même conviction. Je n’entends pas contester la bonne foi de William Reymond; je n’accepte pas qu’il mette en cause celle du commissaire. Il fallait que cela soit dit, d’abord pour satisfaire ma conscience, ensuite pour le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux de la famille ou des amis d’Edmond Sébeille; peut-être avait-il, lui aussi, des petits-enfants.

Rappelons aussi que notre auteur ne veut pas parler de la scène du 23 septembre 1955 au cours de laquelle Gustave Dominici a reproduit devant moi celle de ses aveux au commissaire Sébeille. Elle pèse fortement sur ma conviction car je l’ai vécue. Mais, comme Maître Pollak avec son raccourci au cinéma, comme Maître Collard qui m’a enlevé le micro, la spontanéité des aveux des Dominici gêne William Reymond.

Il impute le triple assassinat à un service secret étranger. Ce n’est pas tout à fait inattendu. Le commissaire Sébeille évoquait déjà l’hypothèse d’un crime lié à l’espionnage dans son rapport du 23 janvier 1953. Il l’écartait pour différentes raisons, en particulier parce qu’il voyait mal des professionnels utiliser une arme rafistolée. Ce qu’il y a de nouveau, dans le livre de William Reymond, ce sont les précisions qu’il fournit à ce sujet. Je les ai lues avec intérêt, mais d’un oeil critique.

o Sir Jack Drummond, agent secret

On savait que que Sir Jack Drummond était un savant nutritionniste connu. L’auteur considère que, dès 1914, il aurait été chargé par les services secrets britanniques de travailler sur la guerre chimique. Il glisse ensuite de cette activité à une autre, encore plus secrète, de récupération de scientifiques nazis, à l’occasion de laquelle Sir Jack aurait été assassiné par une organisation rivale qui n’aurait épargné ni sa femme, ni sa fille. Mais il affirme sans démontrer. Les travaux du savant sur les méthodes propres à pallier l’infection des produits alimentaires s’expliquent par sa spécialité de nutritionniste, sans qu’il soit nécessaire d’imaginer une activité secrète. De même, ses déplacements à l’étranger se justifient par sa participation à des congrès ayant pour objet le ravitaillement. On ne voit rien d’étonnant, non plus, à ce qu’une mission humanitaire au delà des lignes allemandes, vers la fin de la guerre, ait été dirigée par un nutritionniste éminent. Les nombreuses références données à des publications en langue anglaise apparaissent dépourvues de signification. S’il s’agissait réellement de graves secrets d’Etat, comment pourraient-elles s’en faire l’écho ? L’auteur ne l’explique pas. Ses formules sont souvent dubitatives: « Il est impossible d’affirmer … », ou « S’il n’est guère possible de dire avec certitude les vraies raisons… », ou encore: « L’emploi du temps de Drummond est flou … », etc. Lorsqu’il fait allusion à un rapport secret selon lequel Sir Jack aurait fait partie d’un groupe de savants au courant de secrets nazis, il ne dit pas pourquoi ce rapport aurait été publié et n’en cite aucun extrait. Extrapolant du connu vers l’inconnu, je pense que, dans ce récit, de nombreux détails doivent être aussi inexacts que ceux de mes actes d’instruction à Marseille, du délai d’une semaine avant mon ordonnance de non-lieu et de l' »histoire absurde » du pantalon. Mais nous ne sommes plus ici dans l’instruction que j’ai conduite et je n’ai pas les moyens de les détecter; donc je n’insiste pas.

Les affirmations sur le couple anglais qui aurait suivi la famille Drummond dans tous ses déplacements lors de son dernier voyage en France sont encore plus inconsistantes. Il n’y a pas lieu de s’étonner que ces trois Anglais aient lié conversation avec d’autres familles britanniques à Domrémy, puis à Digne. Les photographies jointes au texte ne sont pas d’assez bonne qualité pour établir qu’il s’agirait du même homme. Les allusions au mystère qui aurait entouré les moindres gestes de la famille Drummond à Villefranche, puis sur leurs déplacements vers Digne et Lurs ne font pas sérieux. Arrivé là, j’étais tenté de refermer le livre.

o Les assassins retrouvés

Mais je ne regrette pas d’avoir continué, car la suite devient plus intéressante, à partir du moment où l’auteur aborde l’interrogatoire d’un Allemand nommé Wilhelm Bartkowski par le service criminel de la police régionale du Würtemberg à Stuttgart. Cet individu aurait été arrêté à la suite de nombreuses infractions telles que trafic de voitures volées et vols à main armée commis depuis quelque temps en Bavière, en Autriche et en Suisse. Interrogé le 12 novembre 1952 par la police allemande, il reconnut s’être joint depuis cinq mois à une bande de trois malfaiteurs préexistante. D’après lui, ils auraient été chargés, au début d’août 1952, d’une opération à réaliser en France. Il leur aurait donc servi de chauffeur pour les conduire dans le Midi, en un lieu qu’il décrivait sommairement, où ses trois compagnons l’auraient fait arrêter au milieu de la nuit. Là, le laissant au volant de leur voiture et armés d’un pistolet et de deux carabines, ils se seraient dirigés vers une petite lumière, près d’un véhicule en stationnement, entre des buissons parmi lesquels ils auraient disparu. Après un moment, il aurait entendu trois ou quatre coups de feu et des gémissements de femme ou d’enfant. Les trois hommes passèrent ensuite quelques instants à brouiller leur piste et, suppose William Reymond qui croit se trouver en présence du crime de Lurs, à achever la petite Elisabeth, puis ils rejoignirent leur véhicule et repartirent du côté où ils étaient arrivés.

Il est probable que cette déclaration existe, bien que notre auteur ne donne pas les références exactes du procès-verbal de la police allemande et ne dise pas comment il se l’est procuré. Mais il reste à relier avec certitude la narration de Bartkowski avec l’assassinat de la famille Drummond. Or la description des lieux est trop vague pour donner cette certitude; elle pourrait correspondre à des dizaines d’endroits dans les Basses Alpes, les Hautes Alpes, la Drôme, le Var ou le Vaucluse. De même, n’ayant pas vu les victimes, il ne précise pas pas si ce sont un homme, une femme et un enfant et encore moins nos trois Anglais. Il dit avoir entendu trois ou quatre coups de feu, alors qu’il en a été tiré au moins sept: trois sur chacun des époux Drummond d’après le rapport d’autopsie, plus celui qui a touché le parapet du pont.

A ces incertitudes s’ajoute au moins une certitude contraire. William Reymond considère que deux armes ont été utilisées, la carabine américaine de calibre 7 mm 62 et un fusil mitrailleur allemand de 7 mm 92. Il croit en trouver la preuve dans le fait qu’à l’autopsie des orifices d’entrée de tailles différentes ont été relevés sur les corps des victimes. Mais la différence de trois dixièmes de millimètre entre les deux calibres est trop faible pour apparaître sur une cible molle comme le corps humain. Les différences de taille des blessures s’expliquent par d’autres facteurs, tels que la distance de tir et l’angle de pénétration. Notre auteur est aussi en contradiction avec les résultats de l’expertise balistique. Car les premiers enquêteurs n’ont pas commis à ce sujet la même erreur que pour le pantalon. Ils ont soigneusement recherché les cartouches et les étuis qui parsemaient le sol. Certes, ils n’ont trouvé que deux étuis et deux cartouches en plus du chargeur vide. Il en manquait donc, mais Gustave Dominici était passé avant eux sur le terrain. L’examen opéré par le laboratoire de police scientifique a montré que les deux étuis avaient été tirés par la carabine américaine de calibre 7 mm 62.

N’oublions pas, enfin, que l’utilisateur de cette carabine semi-automatique ne savait pas s’en servir correctement, ce qui serait bien surprenant de la part des compagnons chevronnés de Bartkowski. Pour écarter cette circonstance contraire sa thèse, William Reymond suppose que le tireur aurait su utiliser l’arme comme il faut, mais qu’il aurait dû éjecter manuellement des cartouches mal percutées. Il est sur ce point en opposition avec les procès-verbaux initiaux de la gendarmerie et de la police judiciaire. Tous deux concordent: ce sont des cartouches non percutées que le capitaine Albert a remises au commissaire Sébeille. Pour fortifier sa démonstration, William Reymond invoque une récente émission de télévision. A chacun ses preuves. J’ai, pour ma part, très bien connu le capitaine Henri Albert, officier de gendarmerie d’une droiture irréprochable et d’une compétence exceptionnelle; il ne peut pas s’être trompé sur un point aussi important. On me permettra de préférer son procès-verbal, corroboré par celui du commissaire Sébeille, aux élucubrations d’une quelconque télé.

o L’entrée en scène du commissaire Gillard

William Reymond invoque cependant un autre lien entre le récit de Bartkowski et l’affaire de Lurs. La police criminelle allemande avait communiqué sa procédure à la police judiciaire française. C’est le commissaire Gillard qui fut chargé d’enquêter sur cette affaire. Sa conclusion, telle qu’il l’a donnée à William Reymond est formelle: Bartkowski est un mystificateur; sa déclaration avait pour but de lui faire gagner du temps et changer de prison. J’aurais tendance à le croire. D’abord, je sais que c’est un bon policier et j’ai confiance dans son appréciation. Ensuite, ayant moi-même une longue expérience de l’instruction, je connais ce type de situation. Dès qu’une affaire prend du retentissement, comme celle de Lurs, il se développe autour d’elle toute une faune de gens déséquilibrés ou douteux qui, pour se rendre intéressants ou pour obtenir quelque profit, cherchent à y être mêlés. Après Panayotou, Bossa, Reine Ribo, Llorca et tant d’autres, voici Bartkowski . On aimeraît connaître les conclusions de l’expertise psychiatrique à laquelle doivent l’avoir soumis ses juges allemands.

Cette prise de position toute simple du commissaire Gillard ne plaît évidemment pas à William Reymond qui s’appuie alors sur le rapport de fin d’enquête établi par le commissaire le 24 novembre 1952 pour démontrer qu’il aurait soutenu l’inverse. Mais il faut lire très attentivement les cinq pages consacrées à ce document. Elles contiennent des extraits du rapport entrecoupés de commentaires de l’auteur du livre, le tout présenté de façon à donner l’impression que le commissaire Gillard concluait lui-même à la culpabilité de Bartkowski dans notre affaire. Mais il n’en est rien. Seuls les commentaires de l’auteur du livre vont dans ce sens. Les citations de l’auteur du rapport sont pour la pulpart des extraits des déclarations du criminel allemand qui semble, en effet, avoir voulu faire croire qu’il avait participé au crime de Lurs; laissons lui la responsabilité de ses déclarations. D’autres extraits sont les arguments qui pouvaient être relevés en faveur de cette participation. Il est, en effet d’usage, dans ce type de rapport, d’examiner toutes les hypothèses envisageables, ainsi que les arguments pour et contre chacune d’elles, puis d’en retenir une en conclusion. On l’a vu ci-dessus dans celui du commissaire Sébeille qui a cité, parmi bien d’autres, l’hypothèse de l’espionnage et l’a écartée. De même, dans son rapport du 24 novembre 1952, le commissaire Gillard a dû évoquer les arguments favorables et défavorables à la participation de Bartowski, pour probablement rejeter cette participation dans sa conclusion. William Reymond retient les arguments favorables, mais ne mentionne ni les arguments défavorables, ni surtout la conclusion dans laquelle le commissaire Gillard aura donné son avis personnel. C’est la méthode que nous avons déjà vue pour le rapport Sabatier, tronqué; elle est ici plus élaborée et appliquée sur un point essentiel de la démonstration.

En outre, les extraits cités montrent que l’auteur du rapport est toujours resté dans le cadre du crime de droit commun; il n’évoque nulle part l’hypothèse de l’intervention d’un service secret. William Reymond lui-même ne prouve pas une telle intervention. Il se borne à nous révéler que, travaillé journellement pendant trois mois par la police allemande, Bartowski aurait fini par avouer sa participation à l’enlèvement d’un savant atomiste nommé Erich Kramer, livré à un service tchécoslovaque qui l’aurait tué. Mais c’est l’assassinat de la famille Drummond qui nous intéresse, non celui de Kramer

Il ne nous explique d’ailleurs pas l’intérêt qu’aurait pu avoir la France à dissimuler, en pleine guerre froide, un crime des soviets. Je le comprendrais si le forfait avait été attribué aux services secrets de nos amis anglais ou américains, mais pourquoi dissimuler à l’opinion publique la turpitude de nos adversaires soviétiques ? Fallait-il craindre qu’en représailles, le Kremlin ne déclenchât le feu nucléaire ? Et pourquoi le commissaire Gillard aurait-il continué à garder le silence lors de son entretien avec l’auteur en octobre 1995, après l’effondrement du régime soviétique ?

Enfin son point de vue est absolument incompatible avec tout ce que je sais des commissaires Chenevier et Gillard, bons policiers, mais très sensibles à l’opinion du public et de la presse. Ils n’auraient jamais intrigué, comme ils l’ont fait, pour enquêter en 1955 sur le crime de Lurs, s’ils avaient connu dès 1952 l’identité de ses auteurs protégés par raison d’Etat. Ils se seraient, en effet, ainsi lancés dans cette affaire, sachant qu’ils échoueraient nécessairement, après avoir fait annoncer partout qu’ils allaient faire mieux que leur collègue Sébeille. C’est tout à fait impossible. Le commissaire Chenevier aurait manoeuvré pour éviter l’ouverture de la nouvelle instruction en 1955 ou, s’il n’avait pas pu l’éviter, il aurait fait désigner quelqu’un d’autre, mais il ne se serait jamais engagé, avec son adjoint Gillard dans une impasse dont il aurait connu l’impossibilité de sortir sans perdre la face.

A moins que … les deux commissaires n’aient été des policiers aussi indignes que ne le serait, selon l’auteur, le commissaire Sébeille et qu’ils aient décidé, en connaissance de cause, pour assurer leur publicité, de sacrifier une deuxième victime à la raison d’Etat: Gustave Dominici après son père. Je rejette cette idée avec horreur, comme je l’ai rejetée pour Edmond Sébeille. On sait que je n’approuvais pas toutes les méthodes de ces deux policiers. Mais je ne peux pas douter de leur bonne foi. Je les ai vus au travail. Je suis sûr qu’ils étaient essentiellement mûs par la volonté sans faille de faire apparaître la vérité et de confondre les vrais coupables. Une aussi ignoble forfaiture serait encore moins concevable de leur part que le suicide médiatique précédemment envisagé.

A moins que …, pour tout concilier, Gustave Dominici, après la Résistance, ait été recruté par un service secret de l’Est; qu’à la suite du forfait de Bartkowski et de sa bande, il ait nettoyé le terrain et spécialement fait disparaître les étuis de 7 mm 92, non pour le compte de son père ou éventuellement pour le sien propre, mais pour celui de SMERSH; qu’il ait ensuite dénoncé le vieil homme pour protéger les tueurs commandités par ses chefs; que ses revirements incessants s’expliquent par le conflit entre l’amour paternel et la Cause; que Gaston se soit lui-même tu pour éviter à ses petits-enfants le déshonneur d’avoir dans leur famille un traître à la Patrie; qu’enfin, le sachant, les commissaires Chenevier et Gillard aient voulu à la fois confondre un coupable, assurer leur réputation et être désagréables à leur collègue Sébeille, le tout sans charger leur conscience, ni briser le secret d’Etat. Cet enchaînement est d’une logique implacable, sauf qu’il me manque mon point de départ: Gustave agent soviétique. Il est cependant aussi crédible que Sir Jack agent britannique et, avec des documents du genre des rapports Sabatier et Gillard tronqués, on devrait bien arriver à le « démontrer ». On pourrait également trouver des éléments suspects dans son emploi du temps: s’il n’a pas surveillé lui-même attentivement l’arrosage de sa luzerne, c’est sans doute parce que l’arrivée prochaine du commando Bartkowski le préoccupait. Et, si nous découvrons qu’il est allé la veille au cinéma voir un film de Fernandel avec sa femme, ce sera pour rencontrer un élément précurseur de ce commando à la faveur de l’obscurité, etc

Mais voilà qu’à mon tour je délire, halluciné par cette atmosphère délétère. Je m’étais promis de ne plus persifler et je laisse mon imagination vagabonder sous l’effet de la drogue que constitue cette affaire indéfiniment reprise, répétée, commentée, analysée, disséquée, mutilée, interpolée, approuvée, contestée, … peut-être demain révisée.

o Mon résumé critique.

Revenons au sens commun, et résumons la démonstration qui nous est proposée. Pour nous prouver que Sir Jack Drummond était un agent secret et que des gens suspects le suivaient, l’auteur accumule une série de petits faits d’une grande banalité auxquels il donne arbitrairement un sens mystérieux. Connaissant sa propension à parler de ce qu’il ne sait pas et son manque de sens critique envers lui-même, je ne suis pas convaincu. Je ne trouve dans son discours rien de solide. Je ne vois qu’un savant nutritionniste qui fréquentait des congrès ou remplissait des missions de sa spécialité et une famille anglaise qui passait paisiblement ses vacances en France. Pour moi, cette première partie de la démonstration est tout entière du roman; le prétendu mobile politique du triple assassinat ne vaut pas mieux que le prétendu mobile sexuel attribué à Gaston Dominici.

La seconde partie débute plus sérieusement. Afin d’établir que le crime de Lurs serait l’oeuvre du commando Bartkowski, William Reymond s’appuie, en effet, sur une enquête de la police allemande dont il semble résulter que cet homme se serait accusé à Stuttgart de ce crime. Mais c’était probablement un affabulateur et il en connaissait mal les détails. Ceux qu’il a fournis ne prouvent pas la réalité de sa participation à notre affaire. Au contraire, les éléments matériels que nous possédons sur celle-ci, notamment l’emploi de l’arme, ne cadrent pas avec son récit. L’auteur va alors chercher un rapport du commissaire Gillard qu’il nous présente par bribes non significatives, entrecoupées de ses commentaires partiaux. Si ce rapport concluait à la culpabilité du commando Bartkowski, ce serait la pièce maîtresse de sa démonstration. Il n’avait pas le droit de le couper en petits morceaux. Il aurait dû le publier in extenso en annexe. S’il s’en abstient, c’est qu’une lecture normale du document conduirait sans doute au rejet de sa thèse. Le comportement du commissaire Gillard en 1955 serait d’ailleurs absurde s’il avait cru dès 1952 à la culpabilité de Bartkowski. En outre, celui-ci et sa bande étaient des délinquants de droit commun dont on ne nous prouve pas qu’ils auraient agi ce jour là pour le compte d’un service secret. Enfin, on ne nous explique pas pourquoi la raison d’Etat aurait commandé de cacher un crime soviétique commis en France.

Non, décidément, ce n’est pas ce bon jeune homme, malgré tout son zèle, qui me fera changer de conviction. Je crois Gaston Dominici coupable. Peut-être n’était-il pas le seul coupable. Mais je ne pense pas qu’on puisse jamais identifier un autre coupable, dans cette famille ou ailleurs.

Il me reste, en guise de conclusion, à poser une dernière question: l’aurais-je condamné à mort ?

7. – Aurais-je condamné Gaston Dominici à mort ?

Cette question m’est venue à l’esprit lorsque, pour rédiger le chapitre consacré à l’intime conviction, je m’en suis remémoré les principes. A l’époque, je ne me l’étais absolument pas posée. Ma mission de juge d’instruction n’était pas, en effet, de juger les gens qui m’étaient déférés, mais d’apprécier s’il existait ou non contre eux des charges suffisantes pour les renvoyer devant leurs juges. Cependant, elle se pose à moi aujourd’hui, après une carrière qui a beaucoup consisté, sans doute au début à instruire, mais beaucoup aussi par la suite à juger tant au civil qu’au pénal. Il s’agit probablement d’un exercice artificiel. Lui seul cependant peut me permettre de mesurer la solidité de cette intime conviction de la culpabilité de Gaston Dominici que je me suis faite; aurait-elle pu me conduire jusqu’à sa condamnation à mort ?

o La peine de mort.

Une partie de la réponse est facile: à mort, certainement non, parce que, avant même mon entrée dans la magistrature, j’étais un adversaire résolu de la peine de mort et que je n’ai jamais changé d’opinion à cet égard. C’est pourquoi je suis très heureux que Gaston Dominici ait été grâcié.

Il n’existe, me semble-t-il, qu’un seul bon argument en faveur de cette peine. C’est que, depuis sa suppression, le prix du « contrat » que prend un truand pour tuer l’adversaire de celui qui n’a pas le courage de le faire lui-même aurait, paraît-il, baissé. Mais, en face de cet argument « pour », il existe tant de bons arguments « contre » qu’ils doivent triompher. Je ne reviendrai pas sur cette argumentation. Je me bornerai à indiquer ici la principale raison qui m’a déterminé.

Sur ce point aussi, il faut revenir a l’époque de la Libération. J’ai déjà évoqué les crimes qui se sont alors illégalement commis. D’autres l’ont été sous une apparence de légalité. Des juridictions d’exception dont la composition n’offrait aucune garantie pour les accusés ont, en effet, fonctionné pendant un temps sans doute limité, mais encore bien trop long. Elles ont prononcé de nombreuses condamnations à mort. Heureusement, une partie des condamnés a bénéficié du droit de grâce et, les esprits se calmant à mesure qu’on s’éloignait de cette période troublée, la mort, d’abord convertie en travaux forcés à perpétuité, s’est le plus souvent réduite à deux ou trois années d’emprisonnement. Comme ces condamnés avaient généralement quelque chose à se reprocher, ce n’était pas bien grave, même si certains sont restés en prison un peu plus longtemps qu’il n’eut été juste. D’autres, qui n’en avaient souvent pas fait beaucoup plus, n’ont malheureusement pas obtenu leur grâce et ont été exécutés. Ils avaient perdu à la loterie; on ne pouvait plus rien pour eux. C’est ce caractère irréversible de la peine de mort qui m’a décidé. Je me préparais à devenir magistrat. Je me suis résolu à ne jamais me pronncer en faveur de cette peine.

Ayant été longtemps juge d’instruction, j’ai peu siégé aux assises car les deux fonctions sont incompatibles. Et, les quelques fois où cela m’est arrivé, je n’ai jamais eu à y connaître d’affaires à l’occasion desquelles la peine de mort aurait été encourue. En revanche, comme juge d’instruction, j’ai instruit des crimes qui auraient pu conduire leurs auteurs à l’échafaud ou au peloton d’exécution. Je pense à des Algériens qui, durant la guerre d’Algérie, en ont assassiné d’autres, à Manosque ou ailleurs, dans des conditions épouvantables. En les renvoyant devant le tribunal militaire, comme le prévoyaient les lois de l’époque, je priais Dieu qu’ils ne soient pas condamnés à mort. J’ai toujours été exaucé. Généralement condamnés à perpétuité, ils ne sont pas restés longtemps en prison car, la guerre finie, une amnistie est intervenue. Ils ont été renvoyés dans leur pays où, considérés comme des héros, ils ont dû être couverts d’honneurs. Leur cas était assez comparable à ceux de nos condamnés de la Libération, mais avec des juridictions plus sages, de sorte qu’à cette loterie de la vie et de la mort, ils ont tous tiré un numéro gagnant.

o La condamnation.

La mort étant exclue, me serais-je prononcé pour une autre peine, si j’avais siégé aux assises ? Aujourd’hui, âgé et retiré du prétoire depuis des années, j’avoue que je serais enclin à l’indulgence. Lorsque j’étais en activité, je n’aimais pas rendre la justice pénale. Mais, si cela m’arrivait, je tenais à accomplir sérieusement la mission du juge à qui la société fait confiance pour être défendue. Le serment des jurés, nous l’avons vu, leur impose de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse. Les jurés ont occasionnellement cette préoccupation. Elle est permanente pour le juge qui doit, au besoin, savoir faire taire sa sensibilité. Pour respecter les intérêts de l’accusé, il l’acquitte s’il n’est pas certain de sa culpabilité. Pour respecter ceux de la société, il ne doit pas hésiter à condamner s’il a l’intime conviction de la culpabilité, et proportionner la peine à la gravité de la faute. Le triple crime de Lurs était particulièrement atroce. A cause du crâne fracassé de la petite Elisabeth, j’aurais sans doute choisi la peine la plus lourde: les travaux forcés à perpétuité.

Source : www. vincent.carrias.pagesperso-orange.fr